Sur le fil

Nous sommes tous des Jamie

J’ai développé une abnégation chirurgicale par rapport à ces souvenirs. Quand il m’arrive de tenter d’en retracer les fils, des bribes brumeuses surgissent, tels de mauvais épisodes télé sur VHS dont on aurait effacé les images, mais dont les sons et impressions analogues persistent et parasitent le contenu qu’on a décidé d’emmagasiner par-dessus.

J’ai 10 ans. Mon frère aussi a 10 ans. Nous embarquons dans l’autobus jaune qui nous mène à cette école lointaine qui accueille désormais les enfants de notre quartier, déportés que nous sommes de l’établissement qui nous a vus apprendre à compter, à lire et à écrire en cursives.

Je dois admettre qu’il est facile, voire lâche, de parler au nous. Il appert que la situation en question reste au je. Ne pouvant pas faire état de ce que mes copains du temps ressentaient, je poursuivrai donc au je.

J’appréhendais la récréation. Parce que le jour d’avant, je m’étais fait verser un dessert lacté sur l’épaule de mon manteau noir et orange fluo. Parce que les seules bouées de sauvetage qui auraient pu m’être d’un quelconque secours, le frère jumeau et Marie-Ève, la jolie voisine, avaient eux aussi été visés par nombre d’attaques similaires à l’issue tout aussi importante.

Je reçois une botte par la tête. Ça fait mal. Pas physiquement. À l’âme. C’est l’autre Guillaume, le cool, qui a projeté le boulet. Je me retourne, déterminé à tout faire pour mettre un terme à ces semaines de disette de sourires qui chez moi cultivaient une carence en amour-propre.

Les mains en poings devant moi, j’appelle à la confrontation. Je veux en finir. Il est hors de question que ce malheur me suive jusqu’au secondaire. Le bras droit fendra l’air, le gauche, la tempe de mon opposant. Plus grand et plus fort que moi, ce dernier piaffe de ma maladroite tentative. Il s’éloigne.

Je reste là, stoïque, alors que mon cœur bat la chamade, conscient qu’il devra user de patience avant de pouvoir affirmer s’en être totalement remis.

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Jamie Hubley avait 15 ans. Il s’est enlevé la vie il y a quelques jours. Incapable de subir une fois de plus le sort qu’une poignée de tyrans s’étaient entendus pour lui réserver le jour où il a annoncé qu’il était gai.

De telles situations ne devraient plus survenir. Dans des microsociétés comme une école secondaire, les dissemblances ne s’avèrent qu’exacerbées par la non-censure adolescente, par l’ignorance de la réalité de l’autre.

Les rapports de force s’inscrivent à l’agenda de l’écolier commun de façon coutumière. Je n’y ai pas échappé, pas plus que vous, qui pourriez témoigner de votre histoire d’horreur de récréation, d’autobus ou de fin des classes.

Toutefois, des organismes s’attardent à la prévention de l’intimidation. C’est le cas de Jer’s Vision, qui a mis sur pied plusieurs outils qui aident les professeurs à guider leurs classes dans des discussions à ce propos.

À la vigile du 20 octobre dernier tenue en mémoire de Jamie Hubley, ces souvenirs sont venus embrumer mes pensées. Je devais écrire sur ce sujet. Et vous inviter à faire votre part.

www.jersvision.org

www.makeitbetterproject.org