Théologie Médiatique

Théodicée médiatique

Si Dieu est à la fois infiniment bon et tout-puissant, comment peut-on expliquer l’existence du mal? Cette question résume à elle seule le problème de la théodicée. Ou bien Dieu veut, mais ne peut pas, ce qui remet en question sa toute-puissance, ou bien il peut, mais ne veut pas, ce qui laisse supposer qu’il n’est pas aussi bon qu’on voudrait le croire.

Certes, ce genre de question nous apparaît aujourd’hui, à nous Occidentaux postmodernes, comme complètement dépassé… Qui s’inquiète désormais des attributs de Dieu, sinon quelques rares intellectuels et autres dévots? On se dit simplement que toutes ces histoires concernant le bon Dieu ne sont que des sornettes. Et pourtant…

Peu d’entre nous réalisent qu’à l’aube des lumières, ce problème mobilisait à peu près toutes les discussions philosophiques à la mode en tentant de rejeter le récit de la chute proposé par le judéo-christianisme. Selon ce récit, comme chacun le sait, le mal a été introduit dès les origines par Adam et Ève, coupables de ne pas avoir suivi le plan de Dieu… Les humains ont été ainsi chassés de l’Éden pour entrer dans l’Histoire.

Les modernes ont bien tenté de se débarrasser de ces histoires farfelues, mais ils ont vite été rattrapés par le problème auquel elles apportaient une solution, aussi boiteuse soit-elle. Il s’agissait de disculper l’Homme avec un grand H. D’accord, la faute originelle est une baliverne… Mais alors, d’où vient le mal?

Une théodicée sécularisée

C’est Rousseau qui a en quelque sorte réglé le problème: l’humain des origines est innocent, Dieu est bon et tout-puissant, c’est la société qui est coupable. La question de l’origine du mal est ainsi devenue un problème politique. C’est la société qu’il faut réformer. Les humains, par un funeste hasard, se sont laissé entraîner dans de faux contrats qui scellent les inégalités.

Le lecteur attentif aura noté les similitudes entre la séquence Éden/Chute/Rédemption et celle proposée par Rousseau: État de nature/Histoire/Contrat social. À peu près toutes les idéologies politiques modernes ont repris à leur compte cette mythologie des origines qui persiste encore aujourd’hui dans les sociétés modernes: les humains naissent libres et égaux et portent le rêve d’une société libre, débarrassée de tous les maux de l’histoire.

Vous l’avez compris… À peu près tous les régimes politiques modernes ont proposé une utopie pour supporter la promesse d’une société débarrassée du mal. Comme quoi le problème de la théodicée, même chez les plus ardents défenseurs d’un État sécularisé, n’est jamais bien loin!

Mais voilà… Vous me direz: «Mais voyons, plus personne ne croit ces politiciens qui se dressent en guides vers un monde meilleur, on a bien vu que ce sont des balivernes, ils mentent comme ils respirent!…»

Vous avez raison. C’est que le mythe politique ne fonctionne justement plus! Et c’est bien ça qui est intéressant. Nous, Occidentaux branchés du 21e siècle, nous trouvons en quelque sorte dans une situation qui ressemble beaucoup à celle dans laquelle se trouvaient les fondateurs de la modernité: nous ne croyons plus les récits des religions d’État et n’espérons plus grand-chose des églises politiques, sauf peut-être quelques barbus amateurs de cols roulés bruns et certains chroniqueurs de droite. À ce titre, ce serait intéressant d’ailleurs d’interpréter les récits de Sun Media en les reliant aux mythes solaires… Mais c’est une autre histoire.

Nous ne croyons plus les mythes politiques… Mais nous sommes pris au même piège que nos prédécesseurs modernes. Il nous faut répondre à la question: d’où vient donc le mal?

C’est là qu’entre en scène une toute nouvelle théodicée: la théodicée médiatique. Le mal existe parce que les humains ne communiquent pas de manière transparente. C’est ainsi que se construit une vaste mythologie qui, à l’heure des «médias sociaux», atteint désormais son paroxysme.

L’opacité: le mal radical médiatique

Si l’inégalité était synonyme de mal au sein des religions politiques, dans un contexte médiatique, c’est l’opacité, le non-dit, le secret, la fermeture et l’obscurité qui représentent le mal radical.

On le vérifie constamment au sein du discours des gourous des médias sociaux et des stratèges en relations publiques: vous devez être le plus transparent possible – comprendre ici que vous devez laisser passer la lumière. Cacher des choses est un péché capital: vous devez tout dire, tout révéler (ou au moins avoir l’air de le faire), entamer un dialogue avec votre public sous le mode de l’ouverture. Si d’aventure il vous passait par la tête d’effacer un commentaire sur votre mur Facebook ou sur votre blogue, vous seriez accusé de censure, voire de pactiser avec le diable du secret! Il en va de même pour toutes les institutions de la société civile, même les médias traditionnels considérés comme les outils de propagande de «l’ancien régime». Ne pas communiquer, c’est perpétuer le royaume du mal.

Il faut donc abolir ces institutions et redonner à tout un chacun la possibilité de communiquer «librement» par ses propres moyens. Il ne s’agit pas d’un simple projet technologique, mais bien d’un fondement anthropologique: à l’origine, l’humain pouvait dire ce qu’il voulait quand il voulait… Pour une raison ou une autre, il a chuté dans le monde des communications de masse contrôlées par les pouvoirs politiques et économiques. Il doit s’en délivrer, c’est une question de Rédemption.

La théodicée médiatique laisse donc supposer pour nos contemporains une sorte de «cybermythe adamique» qui pourrait ressembler au récit de la Genèse ou à l’État de nature si chers aux modernes… À l’origine, les humains vivaient «médiatiquement nus», en toute transparence. Ils portent désormais les vêtements du secret, qui cachent la vérité. Ils doivent retrouver leur nudité communicationnelle des origines.

Qui viendra les sauver? Vous connaissez la réponse: Google, Facebook, Twitter, YouTube, des caméras, des téléphones intelligents, une panoplie d’outils qui permettront à tout un chacun de se délivrer du mal du secret. Toute vérité est bonne à dire…

On y reviendra. Mais pour l’heure, gageons que ceux qui nous suivront devront à leur tour démolir ces églises, qui nous apparaissent aujourd’hui comme un lieu de délivrance.