Théologie Médiatique

Trick or treat: le Trickster et la boulimie de l’opinion

Au sein des mythologies amérindiennes, le Trickster, expression qu’on traduit souvent par «esprit farceur» ou «joueur de tours», joue un rôle fondamental. On le retrouve partout en Amérique sous diverses formes. Au Québec, chez les Innus, il se nomme Carcajou et est représenté par l’animal du même nom, un mammifère omnivore à la réputation vorace qu’on appelle aussi le glouton.

Peu importe la forme qu’il prend dans les diverses traditions, le Trickster présente toujours trois caractéristiques essentielles. D’une part, il est toujours affamé et en quête de nourriture. C’est d’ailleurs ce perpétuel appétit qui le met dans toutes sortes de situations où il tente de tromper ses proies en leur jouant des tours. D’autre part, il ne mange jamais. Au terme de ses aventures, il ne parvient pas à se mettre quoi que ce soit sous la dent et se retrouve toujours dans la situation de l’arroseur arrosé. Finalement, et c’est important, le Trickster ne meurt jamais. Peu importe ce qui lui arrivera, qu’il se retrouve en pièces détachées ou qu’il fasse une longue chute du haut des airs, il continuera toujours son chemin et on le retrouvera dans d’autres aventures.

Ainsi, Carcajou porte sur ses épaules la condition alimentaire des humains. Car le carcajou, l’animal, est un concurrent, il est l’ennemi qui vole les proies des trappeurs, souille les restes de son urine et menace en quelque sorte la survie. En faisant de lui le perpétuel arroseur arrosé des récits traditionnels, qui ne parvient pas à se nourrir, l’humain se venge sur le plan imaginaire. Il laisse à Carcajou la vie éternelle, mais il lui retire le droit de manger, assurant ainsi sa propre survie. L’enjeu est au fond d’accepter de vivre dans la finitude et la contingence et en présence de la mort. (1)

Boulimie de l’opinion

Dans la forêt médiatique, où l’enjeu de survie consiste à manger à sa faim pour survivre dans le flot de l’actualité, les grossistes de l’opinion qui sévissent quotidiennement sur diverses tribunes jouent désormais le rôle du Trickster.

Ils parlent de tout, ont une opinion sur tout, toujours et le plus souvent possible. L’enjeu est de manger la proie avant qu’un quelconque chercheur plus expérimenté ne la trouve. L’ayant dévorée, ils ne laissent que des restes souillés, inconsommables. On pense volontiers à Gilles Proulx, peut-être l’archétype ancien du Trickster chroniqueur au Québec. Il a fait des petits. Richard Martineau parcourt les territoires de chasse de la même manière. Considérons aussi Benoît Dutrizac, capable de parler de tout en un temps record, et ce, tous les jours. L’idée est de toujours être le premier…

…Et fort malheureusement le dernier! Quiconque passerait après eux pour se nourrir aux faits arriverait trop tard. Après leurs interventions, l’information n’est pas simplement prémâchée, elle est souillée. Il s’agit d’un saccage. Il n’est certainement pas question d’apprêter la viande et de la cuire à petit feu: il faut se jeter sur la bête alors qu’elle est toujours dans le piège, la trancher avec ses dents, crue, instinctivement.

Le chroniqueur d’opinion boulimique, grossiste en prises de position fabriquées à la chaîne, est au public qui se nourrit d’information dans les médias ce que le Carcajou est aux chasseurs amérindiens: une menace pour la survie. Il risque de tout manger.

Évidemment, on s’en doute, ces chroniqueurs ne peuvent humainement avoir à l’esprit les problématiques inhérentes à tous les enjeux de société supposés par les diverses questions dont ils traitent quotidiennement. Qui peut simultanément comprendre des rapports d’ingénierie, le Coran, la Bible, la Torah, la politique municipale, provinciale, fédérale, les conflits au Moyen-Orient, le féminisme en Occident, la lutte des classes, les conséquences de la guerre froide, la fiscalité, la Révolution tranquille, l’intégrisme religieux juif, chrétien et islamique, bref, en somme, absolument tout!?!

Chacun sait bien que c’est impossible. Et pourtant, nous les lisons, les écoutons et y prenons même un certain plaisir. Certains maîtrisent l’art de la forme, aucun n’a la conscience du fond. La boulimie d’opinion ne peut que donner lieu, invariablement, à une forme vide, une sorte d’estomac qui ne sera jamais rempli, parce qu’il est justement sans fond.

D’où l’intérêt mythologique. En acceptant d’insérer dans nos récits médiatiques ces personnages, on leur concède la vie éternelle: ils pourraient parler sans arrêt, ils sauront toujours tout et pour l’éternité. Peu importe ce qui pourrait advenir, ils en penseront quelque chose et – pire? – le diront haut et fort.

L’humain médiatique, contingent, de son côté, doit faire son deuil de la science éternelle. Il est mortel, prisonnier de la finitude. Il doit accepter la mort de son point de vue, limité, provincial même, issu de sa perception étroite. En parcourant les pièges disposés au gré de l’actualité, il doit se contenter d’une bien maigre pitance, toujours incertaine, gagnée au prix d’efforts constants et répétés. C’est l’échange qu’il fait avec les tricksters de l’opinion: eux parleront toujours mais ne mangeront jamais, lui parlera rarement, mais le ventre repu par la satisfaction d’avoir trouvé des bribes de vérité.

Au final, il s’agit d’une manière de vengeance de la réalité: parlez, parlez, il nous restera toujours quelque chose.

 

(1) Pour les lecteurs curieux, je ne saurais trop vous conseiller l’ouvrage de Rémi Savard, un anthropologue québécois qui a lui-même fait la collecte de plusieurs récits de Carcajou au cours des années 60. On retrouve ces récits dans Carcajou et le sens du monde. Récits montagnais-naskapi, Montréal, Bibliothèque nationale du Québec, coll. Civilisation du Québec, 1971, 141 p. Vous avez de la chance, il est disponible en ligne sur le site de l’UQAC.

http://classiques.uqac.ca/contemporains/savard_remi/carcajou/carcajou.html