Théologie Médiatique

Le café chinois

Au bas de l’immeuble où nous avons nos bureaux, dans le centre-ville de Montréal, il y a un petit café tenu par un couple de Chinois. Je ne sais depuis combien de temps il s’y trouve, mais à ma connaissance, il a toujours été là. Le monsieur y sert des repas simples, comme des «chinese crèpes» et autres cossins aux noms incompréhensibles. Le menu est d’ailleurs agrémenté de photos, si bien qu’on se comprend. Enfin… Les images sont parfois aussi nébuleuses que les mots, mais bon, on s’arrange.

Pendant plusieurs mois, lorsque je suis arrivé au Voir, j’y commandais mon café le matin.

— Un double espresso, S.V.P.

Il me regardait chaque fois médusé et inquiet. Il finissait toujours par allumer, subitement, comme s’il venait de découvrir la formule de la gravitation universelle.

—Ah! One double espresso! O.K.

Il est comme ça, le monsieur du café chinois. Il parle moitié anglais, moitié italien.

Je n’ai jamais bronché. Je lui lance un «bonjour, monsieur» tous les matins. Chaque fois, le même air médusé et inquiet, «bonjour, hi, bonjour» qu’il me répond avec un sourire en coin. Sa femme, plus habile, peut ajouter «ça va bien?» et «c’est vendredi» quand nous sommes le vendredi. J’imagine qu’elle pourrait aussi me dire «c’est mardi», mais le mardi, nous n’avons rien de spécial à nous raconter.

Il m’est arrivé de croiser ses enfants au comptoir, qui venaient lui donner un coup de main pour le service.

— Bonjour, un double espresso, S.V.P.

— Tout de suite, monsieur. Avec du lait?

Ils sont comme ça, les enfants du monsieur du café chinois. Ils parlent un français impeccable. Je les soupçonne d’être étudiants au collège ou à l’université. Avec leur père et leur mère, le soir à la maison, ils doivent parler chinois. Enfin, ils ne m’ont jamais invité à souper, mais puisqu’ils parlent chinois entre eux lorsqu’ils préparent mon café, je les imagine mal parler le turc le soir venu.

J’ai recroisé le monsieur du café chinois, et des centaines de gentlemen comme lui, il y a quelques jours, dans des colonnes de statistiques à propos de la situation du français à Montréal. Certains, plus motivés que d’autres, ont voulu mettre beaucoup l’accent sur la langue parlée à la maison. Ça m’a fait sourire, comme me fait sourire tous les matins ce monsieur sympathique, qui a mille autres choses à faire que d’apprendre le français.

Comme vendre des cafés à 2$ pour s’assurer que ses enfants puissent aller à l’université. Je me dis qu’il faut en vendre un maudit paquet de «chinese crèpes» et d’espressos simples ou doubles pour s’assurer que ses enfants deviennent des citoyens respectables, à part entière, dans ce pays où il ne cesse, lui, d’être un nouvel arrivant.

On l’oublie parfois, mais un immigrant, avant d’être quelqu’un qui arrive, c’est d’abord quelqu’un qui part et qui continue de partir même lorsqu’il semble rendu à destination.

Il m’arrive souvent de penser à ce monsieur. Peut-être était-il ingénieur dans son pays, ou pharmacien, ou professeur. Peut-être rien de tout ça, mais en tout cas, il avait appris ce qu’il avait à apprendre. Il avait fondé une famille et un jour, hop, pour une raison ou pour une autre, par contrainte ou par désir, il a senti que ce qu’il pouvait faire de mieux, c’était d’aller vivre en Amérique. Son seul but: que ses enfants aient un avenir meilleur. Comment? En ouvrant un café, un dépanneur, un petit commerce, n’importe quoi, mais rapidement. La faim n’attend pas. L’indigence non plus. Alors il faut bosser, du matin jusqu’au soir, les fins de semaine aussi. Les vacances? Qu’est-ce que c’est, des vacances? Vous dites ça comment, le mot «congé», en chinois?

Apprendre le français? Ah ouais? Quand ça? Avec des cours du soir?

Vous savez quoi?

Je souhaite plus que tout que ce monsieur du café chinois continue de parler chinois avec ses enfants à la maison, qu’ils puissent lui raconter ce qui se passe à Montréal, au Québec. Peut-être qu’ils pourront lui traduire le bulletin de nouvelles et les journaux. Ils lui diront sans doute merci de leur avoir donné la chance de parler trois langues et d’aller à l’université dans un pays où l’on ne fait pas chier les gens avec ce qu’ils font le soir dans leur demeure. Ils doivent parfois lui dire «je t’aime, papa» en chinois, aussi.

Tous les matins, lorsque le monsieur du café chinois me donne mon café, je lui dis merci. Il sourit toujours, un peu gêné. Je lui fais un sourire et je m’enfonce rapidement dans l’ascenseur en me disant qu’il n’a probablement pas compris.

Car au fond, je le remercie de parler chinois.