Théologie Médiatique

Liberté de presse: la menace de la médiasocialisation

Le 3 mai dernier, c’était la Journée mondiale de la liberté de presse instaurée par les Nations Unies en 1993. C’est évidemment un enjeu important et, à l’heure où les médias doivent affronter de profondes mutations économiques et technologiques, c’est devenu un souci de premier ordre, si nous convenons qu’une presse libre est une condition essentielle à nos démocraties libérales.

Évidemment, il y a eu Charlie Hebdo et d’autres attentats ailleurs dans le monde où la démocratie n’est pas tout à fait à l’ordre du jour, des fanatiques de tout acabit qui décapitent des journalistes. Des images fortes et spectaculaires qui font toujours grand bruit. Il y a aussi ces fameux enjeux économiques, les grands conglomérats médiatiques qui appartiennent à des magnats de la finance acoquinés aux pouvoirs politiques. Lorsque nous songeons aux entraves à la liberté de presse, ce sont les premières choses qui nous viennent à l’esprit.

Il y a aussi des menaces plus insidieuses, plus subtiles auxquelles nous prenons désormais part tous les jours. Je parlerai de la menace de la «médiasocialisation», faute d’avoir trouvé une meilleure appellation.

Depuis quelques mois, le très populaire média social Facebook envisage de convaincre les éditeurs de contenus, notamment les médias, de publier directement sur sa plateforme les contenus journalistiques, qu’il s’agisse de photos, de textes ou de vidéos. Ceux qui accepteraient de jouer ce jeu obtiendraient plus de visibilité que ceux qui y mettent des liens renvoyant à leur propre site. L’enjeu est majeur, car comme on le sait, Facebook est désormais, pour la plupart des internautes, la porte d’entrée du web. C’est devenu l’équivalent du grand boulevard où le kiosque à journaux peut afficher les éditions du jour afin que le passant puisse en prendre connaissance. Ce faisant, Facebook deviendrait en quelque sorte le média de tous les médias.

Utopie? Il faut craindre que non. Après tout, Apple est bien devenu le disquaire de tous les disquaires.

Et si un tel projet devait voir le jour, les menaces pour la liberté de presse seraient multiples et d’une ampleur considérable.

D’abord, il s’agirait d’un asservissement économique. En diffusant leurs contenus directement sur Facebook, les médias remettraient en quelque sorte les clés de leurs régies publicitaires à un nouveau monopole mondial qui déciderait de tout: les prix, les formats, les ententes et les contrats qui lient les éditeurs avec leurs partenaires d’affaires. Certes, le puissant média social laisse miroiter d’éventuels revenus publicitaires. Or, c’est un marché de dupes, car Facebook est dans les faits un concurrent agressif qui s’adresse aux mêmes annonceurs locaux et nationaux.

Ensuite, il s’agit d’un assujettissement technologique qui aurait des conséquences majeures. Les médias devraient adopter un développement informatique en phase avec les exigences de Facebook. C’est déjà le cas à bien des égards, notamment pour Google qui s’impose comme monopole du référencement. Il en va de même pour les médias qui choisissent de migrer vers des applications mobiles et qui doivent se plier à toutes les règles techniques dictées par Apple et Android, la plateforme de Google.

Aussi, nous sommes confrontés à un problème éditorial qui devrait nous inquiéter. En publiant directement sur Facebook, nous donnerions purement et simplement à cette société les clés de la direction des contenus. D’une part, sur la forme: tout ce qui concerne le choix des titres, la longueur des manchettes, la dimension des images, tous ces aspects qui relèvent de décisions éditoriales deviendraient la prérogative du média social. D’autre part, sur le fond, car au final, la publication de contenus devrait répondre sans aucun doute à des conditions d’utilisation. En 2011, on rapportait qu’un professeur français avait vu son compte censuré à la suite de la publication du tableau de Gustave Courbet, L’origine du monde… L’histoire avait fait grand bruit et s’était même retrouvée devant les tribunaux. D’autres histoires du genre sont pourtant monnaie courante. D’autres médias tels que La Tribune de Genève ou Rue 89 ont eu maille à partir avec le géant californien. De notre côté, sur la page de Voir, nous avons été forcés de retirer des images de spectacles de danse qui se déroulaient pourtant dans des établissements très respectables.

Finalement, et plus profondément encore, il faut aussi considérer tout le problème de «l’informatique éditoriale», c’est-à-dire tous ces algorithmes, ces codes sous-jacents et mystérieux qui décident en fin de compte à qui et à quelle fréquence les contenus sont diffusés. Ces formules pensées par des informaticiens, qui sont en quelque sort des rédacteurs en chef virtuels, qui choisissent de montrer ou non ce qui est publié tout en collectant de précieuses données sur le lectorat.

Ce qui est inquiétant, par-dessus tout, c’est que devant cette menace bien réelle d’un monopole mondial de l’information, bien des médias locaux jouent tout bonnement le jeu du nouvel empire avec l’impression de participer à un grand moment de liberté médiatique. À la première chaîne de Radio-Canada – une société d’État! – c’est devenu une habitude en onde: «On vous met la photo sur notre page Facebook, venez commenter cette nouvelle, participez à la discussion.» À l’écoute, on a l’impression qu’il n’est même plus nécessaire de se rendre sur le site du diffuseur pour en savoir plus. Personne n’y échappe, quoique certains le fassent avec un enthousiasme étonnant et parfois même démesuré. Mais une question se pose de toute urgence: sommes-nous en train de construire ce qui, à terme, nous avalera?