Voix publique

Vos paupières sont lourdes… très lourdes

Il y a de ces alignements de planètes qui ne mentent pas. Prenez l'arrivée de Lucien Bouchard à la tête du lobby de l'industrie du gaz de schiste.

Le 21 février, il devient président de l'Association pétrolière et gazière du Québec (APGQ). Le 23, Jean Charest livre son discours inaugural et parle d'imposer des redevances "justes" à cette industrie.

Puis, le 28, le gouvernement reçoit le rapport du BAPE sur le gaz de schiste et a jusqu'à 60 jours pour le rendre public.

Entre-temps, M. Bouchard prend la relève côté communications. Le 24, soit dès le lendemain du discours inaugural, M. Bouchard débute sa tournée des médias avec une longue entrevue accordée à Anne-Marie Dussault sur RDI.

Ses "lignes" sont "scriptées" d'avance. Elles ressemblent même étrangement à celles de M. Charest. Tout ça sent la concertation.

Pas surprenant que l'ex-ministre libéral Benoît Pelletier avait déjà noté dans La Presse que le gouvernement n'était "probablement pas étranger" à la nomination de M. Bouchard…

C'est en fait la compagnie albertaine Talisman Energy Inc. qui a recruté M. Bouchard pour diriger l'APGQ et elle encore qui payera ses honoraires. Ce n'est tout de même pas rien lorsqu'une compagnie albertaine s'offre les services d'un ancien premier ministre du Québec.

Mais du moment où un ex-chef de cabinet de M. Charest est aussi déjà chez Talisman et où un ex-chef de cabinet d'un de ses ministres est à l'APGQ, ça commence à faire un tricot pas mal serré.

Or, Talisman a beau tenir la main qui le nourrit, M. Bouchard multiplie les bulles papales et joue le grand conciliateur. Pour calmer les ouailles inquiètes, il leur sert un brin d'acceptabilité sociale par-ci et une pincée de redevances plus élevées par-là.

Sans rire, il déclare à RDI que l'industrie du gaz de schiste devra apprendre à "subordonner ses intérêts à l'intérêt public"!

Vous en connaissez beaucoup, vous, des industries capables de "subordonner" leurs propres intérêts financiers au bien commun?

Il tente pourtant de vous en convaincre. Vous regardant droit dans les yeux, il vous assure de son dévouement absolu aux intérêts "supérieurs" de la NATION. Oui, oui. En lettres majuscules.

Bref, vous assistez à un formidable spectacle d'hypnose politique. Vos paupières sont lourdes… très lourdes.

Mais oups. Petit problème. Une majorité de Québécois ne sont pas de très bons "sujets" à l'hypnose collective.

À preuve: de plus en plus de regroupements de citoyens, d'artistes et de scientifiques se mobilisent pour demander un moratoire sur l'exploration du gaz de schiste. Question d'en étudier les impacts sur la sécurité des populations, de la faune, de l'eau et de la nappe phréatique.

Ces mêmes enjeux de fond sont d'ailleurs soulevés partout dans le monde où s'installe cette industrie aussi pressée que controversée.

Des "locataires" en colère

Le New York Times révélait tout récemment qu'aux États-Unis, il y avait danger de contamination de l'eau dû à des niveaux élevés de radioactivité s'échappant de plusieurs puits suite à la fracturation de la roche contenant du gaz de schiste (1).

Ici, selon M. Charest, M. Bouchard – et même François Legault -, demander un moratoire serait une réaction essentiellement "émotive". Un tel geste pourrait même faire peur à l'entreprise privée au grand complet! C'est vraiment, vraiment n'importe quoi.

Pour hypnotiser les Québécois, ils brandissent aussi le pendule de l'"enrichissement collectif". Si on augmente les redevances payées à l'État par l'industrie, disent-ils, ça aiderait à préserver les programmes sociaux. Eh oui, les mêmes qui furent passés à la tronçonneuse par M. Bouchard lorsqu'il était premier ministre…

Pourtant, tout ce beau monde rejette les solutions les plus profitables pour les coffres publics. Des solutions qui, dans la mesure où le besoin de nouvelles sources d'énergie serait démontré, assureraient aussi que l'exploration et l'exploitation de ressources non renouvelables ne se feraient qui si elles étaient sécuritaires pour la santé publique.

Que ce soit une nationalisation de type "Hydro-Québec" ou la création de partenariats avec le privé où l'État serait l'actionnaire principal, les modèles ne manquent pas.

Or, se contenter de redevances plus élevées tout en laissant l'industrie décider de la pertinence de l'exploitation, c'est lâcher la proie pour l'ombre.

Et c'est ici qu'on voit poindre le vrai "risque" pour le Québec. Soit celui qu'à long terme, avec ou sans un meilleur "encadrement" de l'industrie ou même avec une "pause" dans le gaz de schiste – si jamais le BAPE allait jusque-là -, ce sera bel et bien aux intérêts privés que l'intérêt public demeurera subordonné.

Bref, hormis l'hydroélectricité – heureusement déjà nationalisée (!) -, on s'entête à traiter les Québécois comme s'ils étaient les "locataires" de leur propre bassin exceptionnel de ressources naturelles.

Mais il arrive aussi que des locataires se tannent de l'être.

En France, c'est par dizaines de milliers que des citoyens manifestent pacifiquement contre les ardeurs de l'industrie du gaz de schiste.

Et ici? Tout dépendra du "capital d'indignation" des citoyens (2).

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(1) Pour une analyse en français de cette étude, voir: http://www.rue89.com/planete89/2011/03/02/le-wikileaks-des-gaz-de-schiste-la-radioactivite-19296

(2) L'expression est de l'inoubliable Hélène Pedneault, décédée en 2008. (Citée par Pol Pelletier dans la revue Relations dont le numéro courant est consacré à "La force de l'indignation".)

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@ VOIR aussi cet article important paru dans le New York Times du 3 mars et selon lequel de nombreux jeux de coulisses politiques et pressions de l'industrie marqueraient aux États-Unis toute la «gestion» de la filière controversée du gaz de schiste, incluant une demande de moratoire mystérieusement disparue… À méditer lorsqu'on regarde ce qui se passe au Québec…  http://www.nytimes.com/2011/03/04/us/04gas.htm