Alegría : Le grand cirque ordinaire
Cinéma

Alegría : Le grand cirque ordinaire

Premier film de FRANCO DRAGONE, inspiré du spectacle du Cirque du Soleil, Alegría est un bel objet vide qui, en essayant de plaire à tout le monde, ne plaît à personne.

Franco Dragone est un visionnaire. Avec les dix spectacles qu’il a montés pour le Cirque du Soleil depuis quatorze ans, il a fait ses preuves. Le metteur en scène a son univers bien à lui, avec ses thèmes et son imagerie; mais, pour ce qui est de transposer ce monde au grand écran, il va nous falloir attendre encore un peu. Avec Alegria, Dragone a signé un film pourvu de certaines qualités formelles, mais qui, en essayant de plaire à tout le monde, risque de ne plaire à personne, sinon à certains enfants.
La trame d’Alegría est divisée en deux. D’une part, l’histoire de Frac (René Bazinet), un mime qui, au moment de se suicider, croise le regard de Giulietta (Julie Cox), la fille d’un directeur de cirque, Fleur (Frank Langella), et en tombe éperdument amoureux. Et de l’autre, l’histoire de Momo (Clipper Miano), petit garçon prisonnier de Marcello (Heathcote Williams), un tyran qui exploite des dizaines d’enfants en les forçant à vendre des fleurs. Giulietta suivra son Pierrot la lune, ils délivreront les enfants, et l’amour triomphera du mal.

Soutenu par une narration lourde, redondante et explicative, Alegría vient avec un mode d’emploi, alors que le film démarre sur un Momo octogénaire qui raconte son histoire à un groupe de jeunes. Ça donne à peu près ça: «Je vais vous raconter une histoire comme on peint un tableau, avec des couleurs, des formes, des sensations, mais pas de lignes.» On ne saurait mieux dire. Les riches contrastes de la photo de Pierre Mignot, l’inventivité des costumes de Dominique Lemieux, la prestance des décors de Ben Van Os, la force d’évocation de la musique de Benoit Jutras: les couleurs et les formes d’Alegría sont à la hauteur de ce qu’on connaît du spectacle sur scène. Et pour ce qui est des sensations, on découvre Julie Cox, elfe primesautier aux grands yeux liquides; et surtout René Bazinet, dont le jeu nuancé et le visage expressif évoquent le Jean-Louis Barrault des Enfants du paradis, mais aussi Fred Astaire, dont il a la légèreté et l’élégance naturelle. Quant à la figuration, elle est bien choisie, avec quelques «gueules à la Fellini», et même un cameo de Whoopi Goldberg, compagne de Langella!

Mais pour ce qui est de la ligne directrice, il faudra repasser, tant ce que le monde du cirque peut avoir de caricatural est amplifié par l’insignifiance du scénario et l’insipidité des dialogues. En enfilant plus de lieux communs que la collection complète des cartes de souhaits Hallmark, Alegría réveille «l’enfant en nous», mais le gamin grince des dents. Ce n’est pas un monde de rêve qu’on nous propose, c’est un kit à faire rêver.
Les références à Fellini (du monde du cirque aux prénoms Giulietta et Marcello) et à Cabaret (première séquence au Café Opéra) sont évidentes, mais il ne suffit pas de se réclamer de grands cinéastes pour les égaler. «Magie» et «poésie» sont des mots casse-gueule au cinéma; et le moyen le plus sûr de les faire fuir est de les souligner et de les invoquer à tout bout de champ. D’autre part, Dragone a choisi de s’éloigner du spectacle original, et de ne pas en faire une simple transposition, mais d’en garder les éléments narratifs. C’est un choix qui se respecte, mais on s’ennuie souvent des numéros de cirque pendant les interminables 80 et quelques minutes que dure le film.
À force de craindre d’avoir l’air théâtral, Dragone colle sa caméra aux visages de ses comédiens, faisant du coup disparaître l’aspect collectif d’un cirque, et l’intégrité des extraits des rares numéros à être filmés. Quand on découpe une pirouette en de multiples plans, on ne la rend pas plus dynamique, on l’immobilise, on la fige littéralement dans les airs.

Le succès et le talent du Cirque du Soleil tiennent à sa capacité à susciter l’admiration à l’aide d’une machine très lourde; à montrer l’apesanteur en défiant les lois de la gravité; à créer la fête avec une organisation extrêmement bien rodée. Ici, c’est tout le contraire: on entend grincer les rouages, on voit les numéros de la peinture qu’on vient d’appliquer, on sent la volonté de vouloir faire poétique à tout prix. Et hop, la magie fout le camp!

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