Eyes Wide Shut : Double vue
Cinéma

Eyes Wide Shut : Double vue

Avec son treizième et dernier film, STANLEY KUBRICK signe une oeuvre riche, troublante, et profondément personnelle. On n’en attendait pas moins d’un des plus grands cinéastes de son époque.

Après des années d’attente, de rumeurs et de spéculations, Eyes Wide Shut – le film qui obsédait Stanley Kubrick depuis plus de 30 ans, qui lui a demandé 15 mois de tournage, et qu’il a complété quelques jours avant de mourir – vient clore la filmographie d’un des plus grands cinéastes de son époque sur une note particulièrement personnelle, subtile et émouvante. Une sorte d’odyssée de l’espace affectif, où ce grand explorateur des limites de la raison et du regard nous plonge dans les pulsions du monde le plus troublant qui soit: celui de la vie à deux. Et de tout ce qu’elle cache.

Rêverie sensuelle, envoûtante et énigmatique sur les paradoxes du couple, de l’amour et du désir, Eyes Wide Shut s’inspire du superbe Traumnovelle, d’Arthur Schnitzler (un roman viennois écrit en 1926, transposé ici dans le New York d’aujourd’hui), pour nous entraîner dans un monde où le rêve déteint constamment sur la réalité, et où les fantasmes accouchent de cauchemars bien concrets: un subtil entrelacs d’aventures réelles et imaginaires explorant les pulsions (inavouables et contradictoires) qui nous poussent à chercher la routine et l’imprévu, la stabilité et le risque, la fidélité et l’aventure.

Pour ce faire, Kubrick et son coscénariste, Frederic Raphael, entremêlent habilement les vies et fantasmes de William et Alice Harford (Tom Cruise et Nicole Kidman, dans les meilleurs rôles de leur carrière), un couple new-yorkais aisé (il est médecin de gens riches et célèbres, elle est gérante de galerie d’art au chômage) qui – avec leur petite fille, leurs neuf ans de mariage et leur appartement donnant sur Central Park – a apparemment tout ce qu’un couple peut vouloir. Pourtant, il suffira d’un party de Noël chez un riche client (Sydney Pollack), où deux mannequins tenteront de charmer William pendant qu’un vieux séducteur fera de l’oil à Alice, pour que les frustrations d’une épouse incomprise explosent dans une scène qui bouleversera son mari: la confession du désir impérieux qu’Alice éprouva pour un officier entrevu brièvement, pour lequel elle avoue qu’elle aurait tout abandonné («Toi, notre fille, notre existence…») sans hésiter une seule seconde.
Partant de cette infidélité rêvée, le film plonge William – soudainement appelé au chevet d’un patient – dans un New York nocturne, de plus en plus irréel, où il rencontre plusieurs femmes (qui ne sont peut-être que plusieurs facettes de la même…), avant de s’immiscer dans une orgie masquée, organisée par une mystérieuse société secrète; une scène hallucinante (malheureusement partiellement «masquée», suite aux exigences de la censure américaine) qui suggère un croisement entre Histoire d’O et Don Giovanni, mis en scène par des satanistes, sur fond de musique tibétaine!

La vie rêvée
Ces aventures sont-elles réelles ou imaginaires? Peu importe, car le film obéit, comme The Shining, à la logique du subconscient, permettant à Kubrick (qui a souvent décrit le cinéma comme une forme de «rêve contrôlé») de nous emporter dans un monde onirique (un New York intemporel, aux accents viennois) qui emprunte beaucoup à la réalité, mais qui, en fait, doit tout au cinéma. Un monde virtuel hypnotisant (le titre suggère déjà l’idée d’une transe), plein d’échos, de motifs et de correspondances subtiles, soigneusement orchestrées autour de deux grandes scènes symétriques: le bal et l’orgie, qui durent tous deux 18 minutes. Le tout, au fil d’une traversée du miroir (Alice porte d’ailleurs bien son nom), où Kubrick déploie savamment ses motifs (les masques, les rituels, les codes secrets); ses thèmes (les limites de ce que l’on peut voir et prévoir, le grain de sable qui transforme le rêve en cauchemar); et sa fascination pour la symétrie et les dédoublements (le roman de Schnitzler en comptait tellement que celui-ci songea à l’intituler Doppelnovelle – la nouvelle double, la nouvelle doublée, la nouvelle du double…).

Méditation enveloppante sur nos vies rêvées et conscientes, Eyes Wide Shut ressemble parfois à une danse sensuelle et macabre (le film s’ouvre et se clôt d’ailleurs sur une valse triste, aux accents carnavalesques), où le sexe et la mort se mêlent en un étrange rituel. De fait, Kubrick est moins intéressé par la chair (abondante et voluptueuse, mais filmée sans fièvre, dans des accouplements mécaniques) que par tout ce que notre quête tragicomique permet de mettre en relief: principalement le pouvoir destructif de nos pulsions, et les difficultés que notre raison éprouve à les contrôler.

De prime abord, Eyes Wide Shut semble être l’oeuvre la plus verbalement explicite et la moins ambiguë de son auteur, ce qui est peut-être inévitable dans la mesure où Kubrick – qui a toujours cherché à filmer l’indicible – suit ici des personnages aveuglés par ce qu’ils se sont dit. Pourtant, l’une des scènes d’explication finales (étonnamment bavarde selon les standards kubrickiens) contient – si l’on y est attentif – une révélation sur l’identité d’un personnage-clé, qui risque d’inspirer autant d’hypothèses que les fins de 2001 et de Shining. Une révélation qui achève de faire de ce film hypnotique (porté par la musique envoûtante de Jocelyne Pook et la caméra «ophulsienne» de Larry Smith) l’oeuvre la plus intense, troublante et obsédante de Stanley Kubrick.

Film profondément personnel, rempli d’échos de la vie du cinéaste (l’appartement des Harford est une copie de celui que les Kubrick habitaient à New York; les murs sont couverts des toiles de sa femme et d’une de leurs filles; et sa veuve confiait récemment qu’elle avait rencontré son mari dans un bal costumé, où il avait été le seul à s’être présenté sans costume!), Eyes Wide Shut se démarque finalement par son optimisme prudent, sa foi timide dans le couple et une note d’espoir fragile, mais inattendue. Des qualités d’autant plus troublantes qu’elles bouclent l’odyssée d’un homme qui les filmait rarement, et qui nous laisse ici – surpris, émus et hantés – sur le regard de deux des rares survivants de l’oeuvre d’un visionnaire fascinant, qui aura éclairé de son art les limites de nos perceptions et les périls de l’aveuglement.

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