Jean Beaudin et Pascale Bussières : Homme invisible à la caméra
Cinéma

Jean Beaudin et Pascale Bussières : Homme invisible à la caméra

Pour Souvenirs intimes, présenté en primeur au 23e Festival des Films du Monde, JEAN BEAUDIN a adapté l’univers de Monique Proulx au sien, entre le pardon et la rédemption. Sept ans après Being at Home with Claude: le retour, au grand écran, d’un cinéaste sous-estimé.

Jean Beaudin est un homme de métier et d’expérience qui est fasciné par le travail du temps et de la vie sur les êtres. De J. A. Martin photographe aux Filles de Caleb, et de Mario à Being at Home with Claude, son regard a toujours été celui d’un homme qui examinait ses personnages sous l’angle de leur évolution: le regard d’un homme qui cherche – dans le voyage de J. A. Martin et de sa femme, dans la destinée des filles de Caleb, dans l’imaginaire de Mario ou dans les flash-back de Being at Home… – la clef mystérieuse ou la blessure secrète qui permettra de comprendre un geste énigmatique ou de saisir l’indicible d’une vie. Bref, de combler le gouffre entre ce qu’étaient ses personnages et ce qu’ils sont devenus.

Il n’a pas fait que des chefs-d’ouvre, Jean Beaudin, et il le sait. Il parle même avec un embarras évident de ses deux premiers longs métrages: Stop et Le diable est parmi nous – le premier, un film vaguement érotique, et le second, un pseudo-film d’horreur. Mais voilà: ces films lui ont permis de se rendre où il est aujourd’hui, d’en faire de bien meilleurs par la suite, et, surtout, illustrent la possibilité de changement qui est devenue le cour de sa thématique. Souvenirs intimes (l’adaptation attendue du célèbre Homme invisible à la fenêtre, de Monique Proulx, qu’il a coscénarisée avec la romancière) s’inscrit parfaitement en continuité de l’ouvre de ce réalisateur qui affirme, en toute candeur et avec une passion convaincante: «Je crois fondamentalement aux êtres et à leur capacité de changement.»

Souvenirs intimes raconte l’histoire de Max (James Hyndman), un peintre confiné à un fauteuil roulant depuis un grave accident d’auto, mais dont la force et la capacité d’écoute soutiennent les gens qui viennent régulièrement lui rendre visite dans son loft: le jeune Laurel (Pierre-Luc Brillant), qu’il aime comme un fils et qui vient de retrouver sa mère naturelle; Pauline (Louise Portal), la mère adoptive de ce dernier, angoissée par l’arrivée de cette femme que «son» fils vient de retrouver; Mortimer (Yves Jacques), ami d’enfance de Max, un sculpteur mégalo hanté par mille démons; Julius (Michel Charette), un simple d’esprit qui l’émeut par sa capacité d’émerveillement; et Maggie (Jacynthe René), une beauté fragile qui vient régulièrement poser pour lui. Mais tout ce petit monde sera bientôt chamboulé par le retour de Lucie (Pascale Bussières), une rescapée du passé de Max, dont le retour fera ressurgir des souvenirs que le peintre croyait avoir enterrés pour de bon…

Le grand pardon
«Le roman de Monique est très différent sur le plan de l’histoire, explique Jean Beaudin. Homme invisible à la fenêtre, c’est une ouvre très littéraire, pleine de choses évanescentes et magnifiques. Mais je me sentais incapable de faire un film à partir de ça, parce qu’un film a besoin d’éléments plus concrets. Ce qui me semblait très cinématographique, en revanche, c’étaient les personnages et leurs rapports, cette espèce de microcosme de la condition humaine. Alors, quand j’ai rencontré Monique, je lui ai dit: "Je ne peux pas filmer le roman. Mais si tu veux qu’on fasse une autre histoire, à partir des mêmes personnages, ça m’intéresserait beaucoup." Et on a tout resserré autour de deux thèmes: la nécessité du pardon et le droit au changement. C’est-à-dire que quelqu’un a pu être quelqu’un d’horrible et devenir quelqu’un d’autre. C’est possible. Et ça arrive…»

A 60 ans, Jean Beaudin est d’autant plus convaincu de notre capacité d’évolution qu’il en est la preuve vivante. Avec un parcours qui l’a mené des Beaux-Arts à la photographie, de l’animation aux films éducatifs, de l’ONF à l’industrie privée, et du long métrage à la minisérie télévisée, Beaudin est non seulement une figure emblématique du cinéma de son époque, mais aussi un homme qui est le produit du Québec de son temps. «Moi, j’ai le sentiment d’avoir fait un chemin énorme dans ma vie personnelle. Je n’ai pas eu d’enfance, et je pense qu’à l’époque où j’ai fait Stop et Le diable est parmi nous, j’étais "fou"; j’étais quelqu’un de "fucké". Ca correspondait à une époque de grands changements (Mai 68 et le reste), mais à des changements qu’on a vécus ici de manière très frustrante. Parce que, comme dit Marcel Sabourin, "les gens de notre génération ont été castrés". Tout nous était défendu, c’est pas mêlant: tout. C’est à dire qu’à l’époque, tout ce que mon corps pouvait ressentir, aimer, vouloir, désirer était sale, péché, défendu. Et quand la Révolution tranquille a débarrassé la table de toutes ces affaires-là, moi, j’ai capoté (rires). Pas pour le meilleur, mais pour le pire… Ç’a été des années extrêmement difficiles, mais qui m’ont beaucoup appris…»

L’échec public et critique de ses deux premiers longs métrages amène alors Beaudin à retourner à l’ONF, où il signe quatre courts et moyens métrages, avant d’écrire pendant un an, avec Marcel Sabourin, à l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac, J. A. Martin photographe, le film qui va le «racheter» et l’imposer comme un véritable cinéaste. «Ce film-là a été important, parce que tout à coup, je créais un doute dans la tête de ceux qui pensaient que j’étais juste un pourri ou un pas bon… Après ça, j’ai continué à faire des choses relativement intéressantes, et qui ont connu un certain succès. Avec le résultat que j’ai aujourd’hui soixante quelques heures de fiction sur film. Et je me dis que si j’ai autant tourné, c’est peut-être pour essayer de faire oublier mes deux premières cochonneries…»

Livres d’images
Aujourd’hui, Souvenirs intimes apparaît presque comme une ouvre qui résume toutes celles de son réalisateur: on y retrouve sa passion pour les beaux-arts, pour les personnages immobilisés (omniprésents de Cher Théo à Being at Home…), et sa manière particulière de faire ressurgir ce qu’ils avaient enfoui au fil des retours en arrière et des souvenirs. Pas nostalgique pour deux sous («je ne le suis pas et je m’efforce de ne pas le devenir»), Beaudin a vécu de l’intérieur – et a largement contribué à façonner – l’évolution du cinéma et de la télévision d’ici des dernières années. Très enthousiaste quant à leur avenir («e cinéma québécois a beaucoup gagné et très peu perdu»), il est heureux de travailler maintenant «avec des chefs d’équipes qui n’étaient pas encore nés» quand il a fait son premier film, et regrette seulement que l’on ne porte pas plus de nos ouvres littéraires ou théâtrales à l’écran («Tous les cinéastes ne savent pas écrire de bons scénarios, et on a très peu de grands scénaristes au Québec»). Il est d’ailleurs bien possible que la littérature serve de tremplin à l’un de ses projets, puisqu’il envisage une adaptation du Collectionneur de Chrystine Brouillet; un autre d’un roman intitulé Le Chien («qui résume totalement ce que je pense de la vie»); et d’Arctic Circle War, «une sorte d’Apocalypse Now» dans le grand Nord, inspiré d’une histoire vraie.

Du reste, ce passionné de Bergman et de Woody Allen (qu’il admire autant pour leur productivité que pour leur génie) espère pouvoir tourner le plus vite possible de nouveau. Il parle encore avec enthousiasme de son expérience avec Pascale Bussières («une actrice extraordinairement intelligente, qui a aussi quelque chose de merveilleusement trouble») et avec James Hyndman («un homme qui a une présence et une noblesse innée incroyables»); il annonce fièrement qu’il a tourné un clip avec Isabelle Boulay; et parle même volontiers des pubs qu’il réalise («pour l’argent, mais aussi pour l’expérience»).

«Pour moi, l’essentiel, c’est de travailler en gardant la capacité de s’émerveiller, de s’enthousiasmer. J’essaie de préserver ça, de la développer, de m’entourer de gens qui l’ont. Et c’est ce qui m’a d’abord ému dans le personnage de Max: c’est un être plein de compassion et qui est toujours à l’écoute du monde.» Le cinéaste n’hésite d’ailleurs pas à dire qu’il s’identifie à l’appétit de vivre du héros de Souvenirs intimes. «Aujourd’hui, j’ai compris que tant que je fais quelque chose, j’apprends quelque chose. Et quand je ne fais rien, je n’apprends rien. Je ne suis pas assis, dit-il en riant, et je n’ai pas l’intention de m’asseoir. Et j’ai toujours l’impression que le prochain film va être meilleur que les autres.»

Au Festival des Films du Monde
En salle dès le 28 août

Pascale Bussières
Tête chercheuse

Éric Fourlanty

Dans Souvenirs intimes, PASCALE BUSSIÈRES explore le côté obscur du cour. Un rôle éprouvant pour une actrice qui évolue magnifiquement.

Alors qu’elle tournait Blanche, Pascale Bussières recevait, au Festival des Films du Monde, le Prix d’interprétation pour La Vie fantôme. C’était il y a sept ans. «Mon Dieu, j’ai l’impression que ça fait bien plus longtemps que ça!» s’exclame-t-elle. On comprend l’étonnement de la comédienne de 31 ans, puisqu’elle a, depuis, joué dans Marguerite Volant, Paparazzi, Platinum et La Princesse astronaute pour la télé; dans Deux Actrices, Eldorado, When Night Is Falling, Twilight of the Ice Nymphs, Un 32 août sur Terre, et Emporte-moi au cinéma; et qu’elle a tenu une demi-douzaine de seconds rôles, en plus de participer à plusieurs courts métrages – sans compter Les Sorcières de Salem, au TNM!

Dans Souvenirs intimes, Pascale Bussières aborde un des rôles les plus exigeants de sa «courte carrière» (qui a quand même commencé il y a 15 ans, avec Sonatine…).

«Physiquement et émotivement, j’ai trouvé ça très dur, confie la comédienne. Je pense que c’est la première fois que le personnage ne décollait pas quand j’arrivais chez nous.» Un personnage d’écorchée vive, qui devient une formidable machine à vengeance. «Lucie est une femme très trouble, au passé mystérieux, et qui ne se dévoile que très tranquillement. C’est un animal blessé, qui a une violence machiavélique. Elle est profondément dysfonctionnelle, incapable de vivre et d’aimer, et là, elle décide de régler ses comptes.» Explorant des zones très sombres de l’âme humaine, Pascale Bussières a misé sur l’aspect suspense de l’histoire, le côté casse-tête à assembler. «J’ai pris ce film comme un thriller psychologique, un peu Fatal Attraction, quand un amour inassouvi ou incompris se transforme en haine. Je préférais l’aborder comme ça plutôt qu’une tragédie où l’on s’enfonce.»

Avec de nombreuses scènes au téléphone, et un bout de plastique pour partenaire, Bussières devait littéralement bâtir seule son personnage. «Ce qui me faisait peur, c’était de bâtir cette froideur, cette rancune, cette rage sur une fragilité. Je craignais que ce soit monolithique, un bloc de vengeance, et que cette vulgarité que Lucie envoie à la gueule de Max soit le chemin le plus court. Il fallait trouver l’humanité là-dedans, le dosage entre la perversité et la douleur. Il fallait qu’on comprenne d’où elle vient, pourquoi elle fait ça.»

Chemins de traverse
Sur ce chemin périlleux, la comédienne eut pour guide un homme qui a la réputation d’être un redoutable directeur d’acteurs; un réalisateur qui a donné certains de leurs plus beaux rôles à Monique Mercure, Marina Orsini, Louise Portal, Monique Spaziani, Marcel Sabourin et Roy Dupuis. Un cinéaste généreux et exigeant, qui lui fit passer plusieurs auditions, comme pour mesurer la force de son implication et de son désir. «Jean, c’est une très belle rencontre. Il est comme un sniper qui t’a dans sa ligne de mire, et rien ne lui échappe! C’est quelqu’un de très provocateur dans ce sens-là, et t’as envie de lui donner beaucoup.

Il n’a pas peur des acteurs, il est très sincère, très précis, très expressif: tu sais tout de suite si ça passe ou pas, tu le vois dans ses yeux quand il regarde un acteur au travail. Sur le plateau, il a une confiance totale dans son équipe technique, et il ne s’occupe que des acteurs. C’est une réelle passion.»

Elle confie avoir voulu casser quelque chose avec Souvenirs intimes, peut-être cette image lisse qui, malgré la diversité des rôles qu’elle a tenu, lui colle encore à la peau. «Et puis, le fait de travailler avec quelqu’un avec qui je n’avais jamais travaillé a fait que j’avais peut-être quelque chose à prouver…» S’il y a une constante, chez Pascale Bussières, c’est bien cette envie d’aller voir ailleurs, d’emprunter de nouveaux chemins. Cet été, elle en a pris quatre («c’est beaucoup trop!» dit-elle en riant): La Beauté de Pandore, de Charles Binamé (leur quatrième collaboration); Between the Moon and Montevideo, d’Attila Bertalan, tourné à Cuba («assez flyé!»); La Bouteille, d’Alain Desrochers («un film qui a quelque chose de ludique et de poétique»); et, très bientôt, Les filles ne savent pas nager, un premier film français, tourné en Bretagne, avec Rémi Martin.

Multipliant les expériences, Pascale Bussières a, de plus en plus, le goût du risque et de l’inédit. «J’ai envie de faire des choses que je n’ai jamais faites. C’est drôle à dire, mais j’ai l’impression d’avoir toujours fait le même rôle, même si les contextes, les époques, les personnages étaient différents. Je suis toujours dans le mystère, dans la froideur, le trouble. Pandore, par exemple, dans le genre "fucké", c’est le top du top! D’ailleurs, j’ai eu de la misère, j’ai beaucoup "bucké" avant d’accepter de le faire. Je voulais pas aller là… Et puis, Charles m’a convaincu que c’était un film sur la vie, pas sur la mort. C’est sûr que c’est tripant de jouer ces rôles-là, mais je veux sortir du trouble, de la noirceur. J’ai envie de faire des trucs délirants, plus décrochés du réel, des personnages de composition. Je trouve qu’au Québec, on est encore très réaliste, on ne décolle pas beaucoup.»

Avec un rôle de mère bretonne, l’envie de remonter sur les planches («mais du théâtre de création, cette fois-ci»), et des désirs de réalisation encore flous et lointains (plus une maison qui se construit à la campagne), Pascale Bussières continue à vouloir être là où on ne l’attend pas. «Plus tard, je ferai peut-être de la sculpture…», dit-elle, rêveuse. Ça lui irait bien.