Jacques Doillon-Petits Frères : Jouer sa vie
Cinéma

Jacques Doillon-Petits Frères : Jouer sa vie

Avec Petits Frères, Jacques Doillon trace un portrait tonique et sans fard d’adolescents des cités de banlieue. Un film généreux et rude, porté par de surprenants comédiens amateurs qui jouent leur vie. Rencontre avec un cinéaste intègre et lucide.

«Cinéaste de l’enfance, c’est une étiquette qui ne medéplaît pas trop, lance Jacques Doillon, rencontré lors dudernier Festival du nouveau cinéma. Mais, finalement, je suispeut-être plus le cinéaste des femmes et des enfants que celuides hommes. Les hommes, je ne les vois pas bien.»

De son premier film (Les Doigts dans la tête, en 74) à son toutdernier (Petits Frères), en passant par La Drôlesse, Le PetitCriminel, Le Jeune Werther, Ponette et plusieurs autres, lecinéaste de 55 ans s’est très souvent penché sur l’enfance, enla filmant de l’intérieur, sans complaisance ni regardethnologique. «Ce qui m’étonne, c’est de voir des cinéastesfaire 10 ou 15 films sans jamais parler de l’enfance, alors quela majorité de la population mondiale a moins de 18 ans. On nese souvient plus de l’enfant qu’on a été (ou plutôt, on ne veutpas s’en souvenir); et on attend que ça grandisse. Pourbeaucoup d’adultes, un enfant n’est pas un humain à part entière, comme si c’était quelqu’un en devenir dont on ne comprendpas bien le fonctionnement.»

La «méthode Doillon» consiste à s’immerger dans une situationou un milieu précis, à écouter et regarder vivre ceux et cellesqu’il filmera, avant d’élaborer son scénario et ses dialogues.

Explorateur du sensible, le cinéaste n’est pas là pour fairedécouvrir un «milieu» où éduquer le public, mais pour témoignerde réalités humaines complexes. «Je ne suis pas plus attiré parles enfants que par les adultes; mais beaucoup d’adultes sontdans le renoncement, et les personnages de mes films sont desgens qui disent non à ce qu’on leur propose.»

Ceux de Petits Frères ont entre 12 et 15 ans, ils vivent dansune cité de banlieue parisienne, ils n’ont pas la langue dansleur poche, et si le film ne raconte pas leur vie, il n’en estpas bien loin. Alors que son beau-père, alcoolique et violent,revient à la maison après des mois d’absence, une adolescente (Stéphanie Touly) fugue avec son pitbull, doux comme un agneau,et squatte dans une cité de banlieue où elle se lie d’amitiéavec quatre jeunes (Iliès Sefraoui, Mustapha Goumane, NassimIzem et Rachid Mansouri), qui voleront son chien pour le vendreau plus offrant. Ce qui n’empêchera pas l’un des «petitsfrères» de tomber amoureux de cette nouvelle «petite soeur»…

Maux à mots
À l’instar, par exemple, de Robert Morin, qui, pour Quiconquemeurt, meurt à douleur, a fait incarner des personnages dedrogués par des junkies (ou ex-junkies), Doillon a demandé auxcinq jeunes protagonistes de jouer leur vie. Vivant tous dansune cité, ces cinq «natures» ont fait l’acteur pour interpréterces marginaux de la marge que sont les «petits», et pour qui leprésent ressemble déjà à la délinquance. Comme dans Ponette oùla caméra était littéralement à la hauteur d’enfants de quatreans, Doillon traite ces adolescents à peine sortis de l’enfanceà hauteur humaine, avec respect et lucidité, sans complaisanceni joliesse. Rapports humains intenses, dans la générosité comme dans la dureté; violence quotidienne, en gestes et en mots,banalisée mais qui, à la longue, use; humour noir et francherigolade; coups de déprime et franche envie de vivre: ces«enfants»-là ont la vie chevillée au corps, et leur talentd’acteur épate autant que leur naturel séduit.

Il faudrait bien, un jour, que quelqu’un fasse le making ofd’un film de Jacques Doillon. Qu’on essaie de comprendrecomment il parvient à faire gagner des prix d’interprétation àdes actrices de quatre ans (la petite Victoire Thivisol, dansPonette, au Festival de Venise). Comment il a réussi, dans cecas-ci, à rendre des amateurs de moins de 15 ans aussicrédibles. La solution tient dans la patience et la durée queDoillon consacre au travail préparatoire, et à l’écoute de cequ’il appelle «la musique de chaque acteur», qu’il s’agissed’un gamin qui n’a jamais été devant une caméra ou d’IsabelleHuppert et Béatrice Dalle. «En général, les adultes ne prennentpas le temps avec les enfants. Moi, j’ai pris le temps de lesrencontrer, de leur parler, de les connaître pendant les sixmois où on a fait des essais libres en vidéo. Et c’estseulement après que j’ai pu écrire les dialogues du film, etbâtir les personnages à partir de leur manière d’être, de leurpersonnalité à chacun.»

Des personnages à fleur de peau, profondément humains, pour lemeilleur et pour le pire, des enfants grandis trop vite quiparlent une langue hybride qui assimile tout, du verlan àl’américain en passant par l’arabe, les onomatopées et les motsinventés; une langue nouvelle qui, elle seule, peut dire laréalité de ces gamins de la fin du XXe siècle.

Certains disent que tout film de fiction est un documentairesur des acteurs. Ce qui peut sembler être une vue de l’espritprend tout son sens dans un film comme Petits Frères. «Je leurfais jouer une fiction qui n’est pas la leur, explique lecinéaste. C’est très proche comme situations, mais parce quec’est écrit, ils ont une liberté, une audace qu’ils n’auraientpas si j’avais seulement planté ma caméra devant eux. D’autre part, si vous avez leur confiance, des enfants qui n’ont jamaisété filmés donnent sans réserve, sans retenue, contrairement àdes comédiens professionnels qui ont souvent tendance à seprotéger, à vouloir rendre le personnage sympathique.»

Provocant de simplicité et remarquablement écrit, Petits Frèresforce la réflexion sans apporter de réponses toutes faites.Quand le cinéaste dit ne pas avoir fait ce film «pour faire lapeau aux clichés», on sent tout de même qu’il tente de fairecontrepoids à l’image figée que donnent les médias. Parexemple, en prenant pour personnage principal une fille plutôtqu’un garçon, gamine fonceuse et rebelle, elle-même étrangèreau monde où elle débarque.

Ni militant à la Tavernier, ni moraliste à la Loach, nivirtuose à la Kassovitz, ni documentariste à la Wiseman,Doillon pose un regard de créateur sur des personnages qui sontdes humains avant d’être une «situation sociale». «Je ne veuxpas être du côté des adultes et des éducateurs, confie-t-il. Jen’ai rien contre les "cinéastes qui éduquent", mais, moi, jeveux rester du côté de l’enfance.»

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