Moloch : Une bête
Cinéma

Moloch : Une bête

Fils spirituel de Tarkovski, Alexandre Sokourov, le sombre pessimiste, le peintre sans couleur (Le Deuxième Cercle, Mère et Fils), signe un film-tableau, au croisement des univers de Francis Bacon et d’Egon Schiele.

Une femme nue sort de sa chambre, puis fait des arabesques sur le balcon d’un immense château. Elle salue aimablement les fusiliers qui la regardent à travers leur viseur. Printemps 1942, Eva Braun (Elena Rufanova) s’ennuie; elle attend Hitler (Léonid Mosgovoi) qui vient passer la fin de semaine dans sa retraite alpestre de Berchtesgaden. «Adi» arrive enfin, avec ses amis, Joseph Goebbels (Léonid Sokol), sa femme Magda (Elena Spiridonova) et Martin Borman (Vladimir Bogdanov). Ensemble, ils vont manger, se promener dans la campagne, regarder les actualités; les filles vont comparer leurs hommes, et Hitler a la colique. À l’histoire de Moloch, d’Alexandre Sokourov, il n’y a rien d’exceptionnel. En fait, il n’y a rien. La quasi-totalité des dialogues sont tirés d’archives réelles, celles d’un week-end surveillé, avant que la soupe ne devienne chaude pour le Troisième Reich (l’année se terminera avec la défaite de Stalingrad).
Les conversations sont souvent absurdes, sordides, grossières; rendues en allemand par des acteurs russes, couplées à l’ambiance malsaine, tendue et suintante des images de Sokourov: on baigne en plein délire durant deux heures. Hitler propose des bouillons de cadavres en entrée, il est dégoûté par la saleté mais gobe la servilité d’un Goebbels malingre, d’une Magda boiteuse et d’un Borman grossier. Seule Eva s’élève encore, vivante, osant braver de son amour un homme devenu un monstre, un moloch. Fils spirituel de Tarkovski, Sokourov le sombre pessimiste, le peintre sans couleur (Le Deuxième Cercle, Mère et Fils), signe un film-tableau, au croisement des univers de Francis Bacon et d’Egon Schiele. Moloch a divisé Cannes, et le jury lui a accordé un étonnant lot de consolation, le Prix du meilleur scénario.
Étonnant, car ce sont les images qui bousculent. Les mots historiques deviennent vite irréels, absorbés dans le cadre, l’angle de caméra et les couleurs toujours en nuances sourdes. Seule Eva a droit à la lumière. okourov la suit, belle en pastel dans une clarté laiteuse, mais la dame chaque fois s’éteint au contact d’Hitler. Celui-ci finit le film, vert-de-gris, ratatiné au fond de sa berline. Les ciels sont alors verdâtres, mastic, ocre sale. Dans ce Xanadu fantomatique, les sons ont la même force et la même trajectoire que les couleurs. Bruits de bottes, pas, cliquetis d’armes, sifflements de bombes et tonnerre en sourdine: le fond sonore dérange comme un acouphène qu’on aimerait chasser. De même, l’image se dissout peu à peu dans un halo brumeux, elle s’obsurcit, et réduit notre champ de vision. Un aigle se pose sur une balustrade, noirceur et bruits s’intensifient, on s’agite de façon désordonnée, les pierres du château reluisent d’humidité: si les symboles visuels et sonores montent plus en crescendo qu’en finesse, ils n’en restent pas moins oppressants.
Dans ce brouhaha cotonneux, on est obligé de fixer son attention sur un point, un détail sans valeur ou une parole inconséquente. Obligé de ralentir sur l’insignifiance, on touche au sujet: la nécessité de briser le mythe d’un monstre par sa banalité. Loin de l’humaniser, Moloch diminue encore Hitler, informe dans ses idées et ses costumes. Si, dans la mise en scène, aussi soignée qu’un ballet, le maniérisme (forcément prétentieux) finit par agacer, il concorde avec cette folie: après tout, les habitants de ce Mont Olympe des Enfers ne sont plus des humains.

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