American Psycho : Crimes et délit
Cinéma

American Psycho : Crimes et délit

Aussi attirant que repoussant, le film de MARY HARRON réussit le portrait d’un monde creux, celui de la spirale du vide matérialiste des années 80. Rencontre avec une cinéaste qui n’a pas froid aux yeux.

«C’est presque une comédie de moeurs», affirme Mary Harron en parlant de son nouveau film, American Psycho, son adaptation risquée du roman ultra-violent de Bret Easton Ellis, narrant les aventures d’un jeune courtier de Wall Street si rapace qu’il est aussi un insatiable tueur en série. La description de la cinéaste peut sembler ironique quand on sait que ce livre à scandale (qui fut rejeté par un premier éditeur pour cause de violence excessive et condamné par les féministes et la critique à sa sortie en 1991) explore la vie (et le vide existentiel) d’un personnage dont les moeurs n’ont pourtant rien d’amusant: Patrick Bateman (brillamment interprété par Christian Bale), un jeune courtier-vedette du New York des années 80, qui est obsédé par les complets de Cerruti, les discours de Reagan, les chansons de Whitney Houston et les femmes tranchées à la scie. Bref, un malade, mais un malade symptomatique, incarnant de manière absurde mais métaphoriquement juste les pires excès du monde où il vit.
Pour Mary Harron (jointe par téléphone, il y a deux semaines), American Psycho représentait un projet à la fois attirant et repoussant. «J’ai buté sur le livre dès la première grande scène de meurtre,» explique-t-elle en riant. «Mais quand je l’ai repris, un mois plus tard, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un truc misogyne ou d’une violence gratuite, mais d’une gigantesque satire dans l’esprit des romans d’Evelyn Waugh; le genre de comédie très noire, très acide, qui explore l’obsession de gens superficiels pour des choses apparemment triviales mais révélatrices. Et je pense que Bret y a saisi quelque chose des années 80 que personne d’autre n’avait capté avant lui: l’idée que le matérialisme est une forme de pathologie.»
Si le projet l’emballait d’emblée, Mary Harron a dû surmonter bien des obstacles pour pouvoir le réaliser. À 47 ans, la cinéaste canadienne élevée en Angleterre n’avait qu’un seul autre long métrage à son actif (I Shot Andy Warhol), et s’attaquait à l’adaptation d’unlivre qui avait découragé bien d’autres cinéastes (dont Oliver Stone et David Cronenberg) par sa forme très particulière: narration schizoïde à la première personne; surabondance de références socioculturelles; catalogage exhaustif ramenant à un même niveau produits de consommation, artistes à la mode, meurtres et instruments de mort. «En fait, le plus grand problème était l’absence d’une histoire forte; le livre a une idée porteuse et beaucoup de scènes-chocs, mais il ne raconte pas d’histoire à proprement parler. Et sans histoire, il est difficile d’avoir un film qui soit autre chose qu’une succession d’incidents. Ma coscénariste, Guenevere Turner, et moi avons donc décidé de structurer le scénario autour du semblant de trame policière esquissé dans le livre; de créer l’illusion d’une histoire en jouant sur les conventions du polar et du film d’horreur, même si le film n’appartient à aucun de ces deux genres.»
Pour préparer ce numéro de haute voltige, Harron revisite plusieurs classiques: The Shining, Shadow of a Doubt, quelques Polanski, ainsi que Le Charme discret de la bourgeoisie…, et assemble une distribution parfaite jusqu’aux plus petits rôles: Willem Dafoe en flic (possiblement imaginaire…) ressemblant comme un frère à notre héros; Reese Witherspoon en fiancée narcissique, aveugle aux pires pulsions de son promis; et Cloe Sevigny en secrétaire secrètement amoureuse d’un patron qui rêve de la tuer. Mais la catastrophe frappe à la veille du tournage: Lion’s Gate, la compagnie canadienne qui finance cette production de 8 millions de dollars US, profite du succès deTitanic pour proposer le film à Leonardo DiCaprio, en dépit des objections de la réalisatrice. «Là, j’ai brièvement quitté le projet sans vraiment savoir si j’avais démissionné ou si on m’avait virée, explique la cinéaste avec un mélange d’humour et d’amertume. L’ironie, c’est qu’après le refus de Leo, ils n’ont plus questionné la moindre de mes décisions et j’ai pu faire presque tout ce que je voulais. Q’on l’aime ou non, c’est le film que j’avais en tête…»

Àl’arrivée, American Psycho est un film audacieux mais inégal, fascinant mais problématique, une sorte de croisement punk entre Wall Street et Le Massacre à la scie, qui a les qualités et défauts du roman dont il s’inspire. On admire la force primaire de sa métaphore centrale (prédateur économique = tueur en série). On déguste son attaque sauvage contre les années 80 (tout y passe, de l’Irangate à Chris de Burgh, et des tableaux de Robert Longo aux épaules rembourrées). Et on savoure son audace stylistique, une attention aux codes sociaux qui rappelle bizarrement The Age of Innocence; l’interprétation audacieusement grand-guignolesque – et pourtant presque parfaitement modulée – de Christian Bale; et une scène de partouze à trois stupéfiante, ponctuée d’un discours sur la rythmique du Sussudio de Phil Collins! Reste que ce portrait d’un monde creux finit par embrasser le vide qu’il accuse, et laisse à son dénouement (totalement nihiliste) l’impression d’ajouter à l’horreur qu’il illustre. On en sort avec le sentiment d’avoir vu un film qui crache brillamment son dégoût, sans avoir rien d’autre à ajouter, et qui n’existe ironiquement qu’en opposition à un monde qu’il prend un peu trop de plaisir à détester.

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