Intégrale Robert Bresson : Plein la vue
Cinéma

Intégrale Robert Bresson : Plein la vue

ROBERT BRESSON a ses raisons que la raison ne saisit pas toujours: ainsi vont les plus talentueux! La Cinémathèque québécoise propose l’intégrale d’un des réalisteurs majeurs du XXè siècle.

Ce n’est pas si commun de sortir d’un cinéma et de se sentir fébrile comme un pointer: «Je ne sais pas si j’ai tout compris, mais je suis aux aguets!» Non pas comme si les sens avaient été stimulés et bousculés par un trop-plein de sons et d’images, mais comme s’ils venaient de fournir un effort, de toucher à une nouvelle dimension, celle de l’écoute attentive et totale. Le cinéma de Bresson peut faire cet effet-là. Il l’a dit lui-même: «Le cinématographe s’adresse à deux sens: l’oeil et l’oreille, et de façon réglable.» C’était là une des professions de foi d’un artiste complexe, sur lequel on peut avancer au moins une certitude: il a vécu quasiment un siècle (1901-1999), accolé à la première centaine d’années d’un art dont il a tout de suite senti la différence. Le cinématographe, et non le cinéma (puisqu’il se plaisait à l’anoblir en lui donnant toujours son nom de baptême), n’est ni du théâtre, ni de la peinture, ni des mots. Ce n’est pas la vie non plus, c’est autre chose. Il lui faut donc un langage unique. Et Bresson en avait trouvé un.
Disparu sans faire de vagues – sa mort discrète s’est perdue dans la folie millénariste – Robert Bresson laisse cependant les cinéphiles et les cinéastes orphelins. Huit ans après la dernière rétrospective à la Cinémathèque québécoise, on y propose de nouveau l’intégrale de son oeuvre, du 18 avril au 3 mai. L’occasion unique de se nettoyer le regard; d’autant plus que seulement quatre de ses films sont disponibles en location au Québec, et que les copies sont souvent en piteux état. On recommande au cinéphile qui veut ingurgiter les 13 films d’être en pleine forme, bien réveillé et curieux; l’optimisme serait un atout. Car, attention, l’expérience est indélébile.
Pourquoi tant de précautions? Parce que l’humain n’a plus l’habitude, surtout au cinéma, de partir à l’aventure. Et l’aventure d’un Bresson est hors du commun. On plonge dans l’envers du baroque et de l’expression telle qu’on la connaît, dans un univers souvent qualifié de froid et de janséniste, oùl’on a aplati et pressé les rondeurs de l’existence, idée d’en faire ressortir les essences; celles du bien, du mal, de la cupidité, de l’érotisme et autres grands tourments humains. L’épure extrême n’est pas facile. Et elle ne l’était pas plus quand Bresson a commencé son cinéma. À cette époque, la Nouvelle Vague n’existe pas, et Renoir a déjà fait La Grande Illusion et La Règle du jeu. Face à ce cinéaste de la joie de vivre et de l’exubérance arrive son contraire, avec une vision totalement en négatif mais aussi précise de ce que devrait être l’écriture cinématographique. Dans ses premiers longs métrages, Les Anges du péché (1943) et Les Dames du bois de Boulogne (1945), public et critiques restent interloqués, se demandant si le dépouillement de Bresson n’est pas une erreur, une méconnaissance à mettre sur le dos de l’immaturité artistique. Avec Le Journal d’un curé de campagne (1951), on ne peut plus douter: le style bressonien est voulu. Suivent deux grands films: Un condamné à mort s’est échappé (1956), et Pickpocket (1959), qui tombe l’année d’À bout de souffle et des 400 Coups. Bresson a alors 58 ans, deux fois l’âge de Godard et de Truffaut. S’ensuivent de tristes destins de femmes: Le procès de Jeanne d’Arc (1962), Au hasard Balthazar (1966), Mouchette (1967) et Une femme douce (1969); puis de tristes destins d’hommes avec Quatre Nuits d’un rêveur (1971), Lancelot du lac (1974), Le Diable probablement (1977) et son dernier film, et pour certains son meilleur, L’Argent (1983). Après, plus rien, silence radio.
N’empêche, Bresson a fait couler beaucoup d’encre. On parle de son regard, de son travail sur Diderot, Mauriac, Dostoïevski, de son influence sur des cinéastes aussi différents que Scorsese ou Kiarostami; on décortique chaque plan, chaque segment de son oeuvre. On aime ou on déteste Bresson. Ses films n’ont jamais eu de succès, le grand public n’a pas accroché, et à chaque nouveau film, les critiques se sont toujours acharnés, dans le pire comme dans le meilleur. Il faut dire qu’il y a matière audiscours, tant la façon de faire est riche et structurée, et tant l’univers de Bresson est un système en soi: parce qu’il recherchait la ressemblance morale, il appelait ses acteurs des modèles, il favorisait le non-jeu, caractérisé à l’écran par des acteurs robotisés, «jouant» avec une voix blanche, sans ton, et qui croisaient rarement le regard des autres. D’ailleurs, la majorité des modèles bressoniens, inconnus au départ, se sont réfugiés dans la marge, comme Dominique Sanda (Une femme douce) et Anne Wiazemsky (Au hasard Balthazar). On sait aussi que Bresson était peintre, qu’il travaillait avec une focale 50 mm (la plus proche de la réalité), qu’il faisait des mouvements de caméra discrets mais nombreux pour ne pas bousculer la vision, qu’il passait des heures à faire répéter ses modèles, parfois juste pour l’intonation d’un mot, qu’il refaisait une prise plusieurs dizaines de fois, qu’il postsynchronisait tout le film, qu’il était méticuleux à l’extrême avec chaque technicien sur le plateau. Aussi, très tôt, Bresson avait donné un cadre à son regard et à ses histoires minimalistes, bases qu’il a rassemblées dans Notes sur le cinématographe (1975). Bref, il contrôlait totalement son oeuvre.
Et il le fallait pour que s’opère le vrai miracle du cinéma selon le réalisateur: la« succession d’inventions». De la juxtaposition des plans naissent l’expression et l’émotion. Et de là apparaîssent la vraie clarté de Bresson, sa fougue et sa totale liberté. Parce que tout ce qui précédait était d’une urbanité grise, on sursaute devant un plan de campagne dans L’Argent, surpris par tant de verdure et par la présence d’un petit pont! Une main qui pousse une porte ne dégage aucune émotion en soi, cela dépend de l’intention, de ce qui précède et de ce qui suit. Pour montrer la puissance d’un cheval dans Lancelot du lac, Bresson découpe la bête en un gros plan sur l’oeil, sur la croupe et sur les pattes qui galopent. Et le son réunit l’animal, soudain présent et si proche. Pourquo les objets ont-ils autant d’importance dans les films de Bresson? Parce qu’ils ont été pensés avec autant d’attention que les êtres vivants.
On peut ainsi continuer de disséquer à loisir, s’attarder sur une louche qui tombe, la patine d’un porte-monnaie ou l’oeil d’un âne, mais intellectualiser ne servirait à rien: il reste que l’assemblage parfois incongru des plans piège la curiosité du spectateur.

Qu’est-ce qu’un regard de créateur donne à voir? Plus un cinéaste de l’ordre que de l’ascèse, Bresson était un artiste ordonné qui a voulu montrer sa perception de la vie, son appréhension de l’humanité dans ce qu’elle a de plus difficile: sa simplicité.

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