Kadosh : Le poids du sacré
Cinéma

Kadosh : Le poids du sacré

Film rigoureux et lancinant, Kadosh, du cinéaste israélien AMOS GITAÏ, montre deux femmes juives orthodoxes, confrontées au poids des traditions. Un regard nuancé sur une situation complexe, hélas! toujours d’actualité.

Après avoir filmé Devarim à Tel-Aviv et Yom Yom à Haïfa, le cinéaste israélien Amos Gitaï a complété sa trilogie urbaine avec Kadosh (Sacré), tourné à Mea Sharim, le quartier juif orthodoxe de Jérusalem. L’histoire qu’il raconte pourrait sembler d’un autre temps; pourtant, la réaction violente que suscita, chez les hommes juifs orthodoxes, le jugement récent de la Cour suprême d’Israël, permettant aux femmes de prier devant le Mur des Lamentations en tenue religieuse, montre bien à quel point elle est toujours d’actualité.
Dans cette partie extrêmement religieuse de la «capitale éternelle», vivent deux soeurs, Rivka (Yaël Abecassis) et Malka (Meïtal Barda). La première, épouse de Meïr (Yoram Hattab), aime profondément son mari depuis dix ans, mais ne peut, apparemment, pas avoir d’enfant; ce qui, selon les textes sacrés, constitue une malédiction divine. La seconde, la cadette rebelle, aime Yaakov (Sami Hori), un musicien mis au ban de sa communauté; mais elle accepte pourtant d’épouser, selon la volonté du rabbin, l’assistant de ce-dernier, Youssef (Uri Ran Klauzner). Les deux femmes, toutes deux profondément religieuses, devront choisir entre leur amour et leur foi; entre le respect des traditions et leur besoin de liberté. Bien que toujours amoureuse de son mari, et bien qu’une gynécologue lui ait appris qu’elle était fertile, Rivka se taira, et acceptera que Meïr la répudie pour épouser une autre femme. La plus jeune des deux soeurs, elle, après avoir essayé de se conformer aux règles, quittera son mari, après qu’il l’eut battue.
Deux femmes d’aujourd’hui, deux situations extrêmes, deux conflits intérieurs qui se répètent depuis la nuit des temps, depuis que la religion, quelle qu’elle soit, est dictée par des hommes qui, protégeant leur pouvoir, tiennent les femmes dans l’ignorance, l’asservissement et la dépendance. Écrit par Amos Gitaï, Éliette Abecassis et Jacky Cukier, Kadosh n’est ni un pamphlet féministe ni un brûlot antireligieux. On ent bien de quel côté va la sensibilité du cinéaste, mais jamais il ne simplifie la situation, exposant les multiples facettes du problème. Si le siècle dernier a été celui des droits de l’homme et des libertés individuelles, et de la plus grande révolution du XXe siècle, celle des femmes; le XXIe siècle nouveau-né est en proie, du moins en Occident, à une crise spirituelle de plus en plus aiguë. D’où l’importance, médiatique et réelle, donnée aux extrémistes religieux de toutes allégeances… Kadosh met en opposition cette prise de parole bien contemporaine et des traditions séculaires qui, ne serait-ce que pour une fraction de la population israélienne, régissent la vie de chaque instant: de la façon de se laver, de se vêtir, et de boire le thé jusqu’aux plus grandes questions existentielles. C’est l’éternel combat entre l’individu et la collectivité, entre le statu quo et l’inconnu, entre le privé et le politique.
Des rituels quotidiens auxquels le cinéaste donne toute leur importance; les sonorités tantôt chatoyantes, tantôt gutturales de la langue yiddish (sous-titrée en français); de légères touches d’humour (un homme qui hurle «Seigneur, toi seul entends ma prière!» à côté d’un autre tentant vainement de lire la Thora dans le recueillement) ponctuent ce film rigoureux, simple dans sa forme, complexe dans son propos.
Abordant ces grands thèmes par le biais de personnages bien dessinés, le cinéaste déroule son histoire avec la lenteur implacable de la fatalité, montrant en parallèle les trajectoires des deux soeurs: l’une débouchant sur l’enfermement, l’autre sur l’ouverture. De longs plans-séquences, la plupart du temps tournés en intérieur, et avec deux protagonistes, découpent le récit, lui donnant sa respiration et son rythme. Ici, on prend son temps. Le directeur photo Renato Berta laisse vivre les corps dans le cadre, suit au plus près les visages expressifs des deux comédiennes principales, et la musique envoûtante de Philippe Eidel apporte un contrepoint salutaire à l’austérité génrale, lors de trois scènes d’une sensualité lancinante, moments magnifiques au cours desquels, dans ce monde où les corps sont invisibles, une épaule dénudée, des cheveux qu’on dénoue ont plus de charge érotique qu’un corps nu.
Cette précision dans la mise en scène, cet enchaînement inéluctable des séquences mettent bien en relief l’étouffement progressif des deux femmes. Malgré la sympathie, l’empathie qu’il démontre pour les deux soeurs, le cinéaste ne juge pas à la hâte. Tout au plus, expose-t-il les forces en présence, nous renvoyant à nos devoirs de spectateurs. Et vous, que feriez-vous dans une situation semblable? Comment faire coexister deux pensées radicalement opposées? La survie d’une collectivité passe-t-elle avant la réalisation de rêves individuels? Et si oui, jusqu’où peut-on aller, aujourd’hui? Si Amos Gitaï défend un point de vue dans Kadosh, c’est bien celui de la nécessité de lutter contre tous les intégrismes.

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