Denis Villeneuve : Eaux profondes
Cinéma

Denis Villeneuve : Eaux profondes

Deux ans après Un 32 août sur Terre, DENIS VILLENEUVE est de retour, en compétition, au 24e Festival des Films du Monde, avec Maelström, un film extrêmement intrigant. Rencontre avec un cinéaste bourré de talent et de contradictions.

Attablé au Café Byblos, devant un thé à la menthe, Denis Villeneuve est fébrile, en ce mercredi 16 août ensoleillé, alors que nous sommes à 13 jours de la première de Maelström, à l’occasion du 24e Festival des Films du Monde. On le serait à moins, puisqu’il vient tout juste de mettre la dernière touche – donner le O.K. final pour les sous-titres de la copie anglaise qui s’en ira au Festival de Toronto – à son second long métrage en autant d’années. Un moment de délivrance et d’abattement pour un cinéaste plein de contradictions et cultivant le paradoxe.

«Pour moi, Maelström, c’est un drame lumineux», lance-t-il. Et un peu plus tard dans l’entrevue: «Sur ce film-là, j’ai travaillé dans une sérénité de l’angoisse.» À 32 ans, Denis Villeneuve semble vouloir concilier tout et son contraire, brouiller les pistes et résoudre la quadrature du cercle. Derrière sa dégaine longiligne d’adolescent se cache un père de famille; il passe de l’humilité la plus profonde à une assurance un peu baveuse, de l’indécision aux formules-chocs; et ce perpétuel angoissé a l’énergie de ceux qui se disent paresseux, alors qu’en dix ans, il a participé à La Course Europe-Asie,a travaillé à l’ONF, tourné un court métrage (Rewind FFW), plusieurs vidéo-clips, collaboré à Cosmos, et réalisé Un 32 août sur Terre et Maelström.

À faire ainsi le grand écart, il n’est pas étonnant que son dernier film au titre houleux évoque, sur papier du moins, les questionnements moraux des films de Kieslowski et le spleen existentiel de ceux d’Antonioni; le tout saupoudré d’un fantastique loufoque à la Jeunet et Caro. Écrit par Villeneuve, le scénario de Maelström a pour héroïne Bibiane Champagne (Marie-Josée Croze), une jeune femme d’affaires dont la vie va être peu à peu bouleversée. Ça commence par un avortement, médicalement irréprochable et émotivement douloureux; ça continue par son renvoi de la firme de design pour laquelle elle travaillait; et ça devient franchement sérieux, lorsqu’elle s’enfuit après avoir heurté, n auto, un poissonnier norvégien qui trouvera la force de rentrer chez lui, et de mourir dans sa cuisine. Une crise existentielle plus tard, entre un suicide raté et la rencontre d’un homme-grenouille (Jean-Nicolas Verreault), Bibiane aura-t-elle droit à une seconde chance?

Hormis le narrateur (Pierre Lebeau, qui prête sa voix à de gros poissons qu’un colosse décapite, et qui se passent le relais de la narration!), impossible de ne pas dresser des parallèles entre Maelström et Un 32 août sur Terre. «Jusqu’à maintenant, j’ai fait des films sans me regarder, explique Villeneuve, sans me demander, par exemple: pourquoi je faisais encore un film sur une femme, avec un accident de voiture? C’est pas le temps: il faut agir, il faut sculpter. Après ça, je pourrai regarder trois, quatre sculptures et commencer à réfléchir. Je sais que, dans une certaine mesure, mes films ne sont pas aboutis, mais j’ai besoin de travailler, de comprendre ce que je fais. Je m’accorde dix ans pour évaluer mon travail, si on me donne la chance de faire des films!»

Le flot des idées
D’abord réticent à parler du big bang originel du film («Pas une question sur la genèse, s’il te plaît!»), Villeneuve va fouiller dans ces eaux troubles, et part à la pêche de ce désir premier qui donne naissance à une idée, à une image, à un film. «À l’origine, j’avais envie de filmer de l’eau noire, de l’eau menaçante. J’adore plonger dans un lac, l’été; mais en même temps, cette masse noire m’effraie. J’ai très peur de la violence physique, et le film vient d’un cauchemar récurrent (qui ne me hante plus d’ailleurs depuis que j’ai fait le film, je le réalise en te le disant!), où je découpais quelqu’un en morceaux, et je devais vivre avec ça… Godard a dit qu’il fallait confronter des idées vagues avec des images claires. Il y a quelque chose de très intuitif dans ces poissons qui n’en reviennent pas de se faire couper la tête et de continuer à raconter la même histoire. J’ai de la difficulté à l’expliquer, mais je vois un apport entre mourir et raconter une histoire. Les narrateurs passent et meurent; les histoires, elles, survivent.»

À l’entendre parler de son dernier film, on sent, chez Villeneuve, un désir d’ascèse et une conscience confusément sociale; un besoin de creuser des idées, jumelé à une envie d’images. «Maelström, c’est un acte de lucidité, un appel à la vigilance et à la responsabilité. Je voulais parler de questions morales, sans faire de morale. Le film commence sur un avortement, et cette scène d’ouverture est comme une carte de lecture. Le premier titre d’Un 32 août…, c’était Le Testament de la naïveté, et ça aurait pu s’appeler Femme, avion, soleil. Il y avait quelque chose de lumineux, de candide. Pour moi, c’est un film d’enfant. Maelström, c’est une énergie plus adolescente, plus noire, plus trash, plus dure. D’ailleurs, il n’est pas assez dur à mon goût, pas assez cru.»

Alors que Villeneuve dit avoir cherché une certaine épure dans Un 32 août sur Terre, une simplicité formelle, les détracteurs du film lui ont reproché ses images léchées. Avec Roger Frappier comme producteur, épaulé par Luc Vandal, et le même directeur photo aux commandes, André Turpin, le complice, le jumeau cinématographique du cinéaste, le réalisateur assume les contradictions de ce film qu’il aurait voulu plus «documentaire». «Ce film-là, je le voyais plus sale qu’il ne l’est. Mais c’est sûr que le naturel revient au galop: je viens de tellement loin, de la fiction pure. J’ai été tellement engraissé aux hormones de l’esthétisme! J’ai un long chemin à parcourir pour arriver à faire le cinéma que je veux réellement faire. Pour l’instant, je fais les films que je peux, pas ceux que je veux. Là, j’ai eu envie de faire un cinéma un peu moins sage, de retrouver une spontanéité, une intensité que j’avais connues dans La Course…, quand j’étais obligé de capturer une scène sur le vif, et que ça devenait purement instinctif. J’ai jamais autant angoissé que sur ce tournage, parce que je me suis vraimentjeté dedans. Pendant que je travaillais sur ce film, je me suis souvent dit que c’était mon dernier…»

Les mots se bousculent, et les silences s’allongent. Denis Villeneuve tente d’ordonner ses idées, et de mettre en contexte ce flot d’impressions, et de réflexions à l’emporte-pièce. «Faire un film, c’est un paquet de deuils: il meurt quand tu l’écris, quand tu le tournes, quand tu le montes. Et il renaît toujours, comme un phénix de ses cendres. C’est un processus pénible et jouissif à la fois. Maelström, c’est ce que j’ai fait de mieux jusqu’à maintenant; mais là, je suis en deuil. C’est difficile de parler d’un film qu’on vient juste de finir, parce qu’on est encore sous le choc de certaines découvertes, des murs qu’on a frappés. Ça donne juste envie de commencer un autre film tout de suite… Pour moi, Maelström, c’est un film de transition, un laboratoire, un terrain de jeux incroyable.»

Changement de cap
Mettons ça sur le compte d’un état propre aux créateurs au moment de l’accouchement : mélange de soulagement et de dépression; mais Denis Villeneuve, à ce moment-là, est étonnant de modestie et d’aplomb. «J’ai beaucoup à apprendre de mon métier, mais surtout en scénarisation. Je manque de rigueur, parce que j’ai envie d’essayer des choses, de prendre des risques. Des fois, ça passe; des fois, ça casse. Même chose avec les comédiens. Un 32 août…, c’était plus retenu. Là, j’ai eu envie d’aller jouer dans des émotions plus extrêmes. Je me suis davantage rendu compte de l’ampleur de la préparation qu’il faut avoir avec les acteurs, de l’importance vitale du casting. J’ai encore beaucoup de choses à apprendre dans la direction d’acteurs. Ce qui me rassure, c’est que je sais que j’ai fait un pas en avant avec Maelström. Très humblement, je crois que j’ai beaucoup évolué avec ce film; mais il me reste énormément à apprendre avant d’arriver à un langage qui me soit propre. Je suis privilégié d’avoir sorti trois films en cinq ans, j’ai beaucoup appris. Mais c’est un chix: j’ai refusé plein d’offres, des pubs, par exemple. Et puis, j’ai la chance de travailler avec un producteur qui a de la gueule, qui prend de la place, et qui, quand il décide de faire quelque chose, ça se fait.»

Alors qu’il a accompagné ses films dans plusieurs festivals, dont celui de Cannes à deux reprises, Denis Villeneuve est, pour la première fois, en compétition au FFM. Malgré le fait que cette décision ne soit pas de son ressort, elle amène une situation potentiellement épineuse pour un cinéaste qui n’a jamais caché son opinion sur l’événement. En effet, en 1998, Denis Villeneuve déclarait, à Voir, trouver le Festival des Films du Monde «tarte». Le principal intéressé voit maintenant la chose sous un autre angle. «La grande qualité du FFM, c’est sa volonté d’être un festival populaire, mais il faudrait qu’il arrête d’être un valet de Cannes. Il faudrait qu’il retrouve son identité. Et puis, je me tire une balle dans le pied en disant ça, mais la sélection manque un peu de rigueur. Cette année, les journalistes disent que ça semble mieux… Serge Losique était très enthousiaste par rapport à mon film, et je me suis dit que je chialais depuis dix ans, sans rien faire de constructif. Alors, j’ai décidé d’aller voir de l’intérieur. Même position, mais changement d’attitude. Je me sens une sorte de responsabilité par rapport à ce festival-là. J’ai envie de faire quelque chose pour l’améliorer.»

Les doutes de Denis
Nourri par Godard autant que par Spielberg, Denis Villeneuve cultive, à l’instar de nombreux cinéastes, le fantasme de concilier cinéma d’auteur et cinéma populaire. Ah! Pouvoir réaliser un film comme Merci la vie! «J’aimerais beaucoup tourner des films expérimentaux grand public! Je trouve, par exemple, qu’on est trop préoccupé par le synchronisme. Dans Maelström, j’ai travaillé là-dessus en jouant sur un certain décalage entre la musique et les images. Je pense que ça donne quelque chose de plus vivant, de plus profond, de plus poétique qu’une musiquequi collerait parfaitement aux images. Le cinéma, c’est du mouvement et de la lumière. Les dialogues doivent être invisibles, il faut qu’ils suivent la respiration des comédiens, leur rythme cardiaque. J’aime pas les dialogues tarabiscotés, qui ont l’air travaillés. Il y en a un peu dans Maelström, et ça me tape sur les nerfs. Je rêve de faire un film dont les gens diraient: «Les dialogues sont magnifiques», et il n’y en aurait pas. J’aimerais quasiment faire un film muet, et pourtant, quand j’en vois un, ça m’énerve, parce que je trouve que c’est trop stylisé!»

À défaut de tourner un film muet ou un documentaire sale et cru, y a-t-il un projet flou, une envie diffuse, une image précise qui font courir Denis Villeneuve? «En ce moment, l’endroit où j’ai le plus envie de tourner, c’est la petite forêt qui entoure ma maison. J’ai une furieuse envie de filmer des arbres. Et puis, pour la première fois, j’ai reçu un scénario qui m’a vraiment accroché. Ça parle de choses très proches de moi, mais c’est quelque chose que j’aurais pas pu écrire. Je suis beaucoup trop paresseux pour écrire une affaire de même!»
Avec la détermination d’une tête chercheuse qui avance avec le doute comme aiguillon, un impérieux désir d’images, d’histoires, et la tête remplie de questions, Denis Villeneuve bâtit peu à peu un univers qui lui est propre. «Quand on me demande pourquoi je fais du cinéma, je trouve de belles réponses, confie le réalisateur; mais, en réalité, plus ça va, et moins je le sais.» À cheval entre le spirituel et l’image, tous deux propres à une génération sevrée du premier et gavée des secondes, se dessine un cinéaste du 21e siècle, tentant de faire des images justes plutôt que juste des images.

Au FFM
Le 29 août

En salle, le 15 septembre
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