L'Humanité : Nature sensible
Cinéma

L’Humanité : Nature sensible

Une des particularités de l’art cinématographique est l’utilisation du temps. Mais peu de réalisateurs savent imposer un rythme, créer une forme et ne se servir pratiquement que de cela pour raconter une histoire. Bresson, entre autres, savait; et Bruno Dumont y arrive aussi.

Une des particularités de l’art cinématographique est l’utilisation du temps. Mais peu de réalisateurs savent imposer un rythme, créer une forme et ne se servir pratiquement que de cela pour raconter une histoire. Bresson, entre autres, savait; et Bruno Dumont y arrive aussi. Mais ce n’est pas facile pour le spectateur! Comme dans toute confrontation à une oeuvre artistique poussée, l’expérience de L’Humanité est stimulante et assez déroutante pour valoir le coup. On se souvient que Dumont, un ex-prof de philo, avait déjà perturbé le simple quidam avec La Vie de Jésus. Il va encore plus loin dans L’Humanité. À Cannes, ce film hors norme a gagné le Grand Prix du jury, et celui des meilleures interprétations, masculine et féminine. Mais il aurait peut-être dû gagner la Palme d’or, à titre de prototype d’écriture cinématographique.

Le prétexte est un polar, qui démarre par le viol et le meurtre d’une fillette à Bailleul, dans la Flandre maritime. Pharaon de Winter (Emmanuel Schotté) est flic. Il tente de rechercher le meurtrier, mais il est surtout accaparé par son amour pour sa voisine, Domino (Séverine Caneele), qui, elle, est amoureuse de Joseph (Philippe Tullier). L’histoire entière n’est qu’un laissez-passer pour un moment de pur cinéma. Et les premières minutes forment une entrée en matière parmi les plus fortes qui soient: au loin, un homme court sur la crête d’une colline; en plan rapproché, on le voit s’affaler de tout son long dans un champ labouré; en quelques clichés serrés, on sursaute devant le sexe ouvert et ensanglanté de la victime, puis l’homme entre dans une voiture de police et écoute de la musique. Il y a eu meurtre, il y a un policier. S’il est l’assassin, à quoi pense-t-il? S’il ne l’est pas, pourquoi a-t-il l’air si meurtri? Tel est le sujet du film de Dumont: si l’humanité (l’ensemble des humains) peut générer des comportements monstrueux, l’humanité (qualité morale) engendre la bonté. Pharaon de Winter représente cette bienveillance. Avec un nom paeil, il ne pouvait pas être comme les autres. D’ailleurs, on peut lire ce film comme un essai primitif sur la chrétienté, quelque chose comme une religion sortie de la terre: de Winter, toujours les pieds dans la glaise de son jardin, est celui qui regarde et qui écoute; il offre le pardon dans l’étreinte et le baiser; et il est prêt à mourir pour nous (scène finale où il a des menottes aux poignets).

Mais associer l’idée du sacré à ce film n’est qu’une interprétation, qui ne doit pas empêcher d’apprécier l’exercice de style. Peu de dialogues, des acteurs non professionnels qui jouent faux, des paysages tournés en scope, beaucoup de bruit, peu de musique, une caméra clinique qui capte les détails organiques (la bave, la sueur, le sang), le sexe présenté comme une fausse réunion entre les êtres… On a l’impression que toutes les émotions partagées ont été nettoyées, puis repensées, pour sortir crues comme un hurlement. On a l’impression de ne pas avoir aimé cette froideur inhabituelle dans un film, mais d’avoir compris la démarche; on a l’impression, enfin, de passer de l’ennui à la fascination, en restant les trois quarts du temps dans un état de désarroi total… Boursouflure pédante et cérébrale d’un côté, extraordinaire leçon de cinéma de l’autre, et âpre perception de l’Humain: L’Humanité est un voyage dépaysant, que Dumont a voulu rude, autant pour l’Histoire de l’homme que pour l’histoire de l’art.

À Ex-Centris et au Cinéma du Parc avec sous-titres anglais