Requiem for a Dream : Les enfants du désordre
Cinéma

Requiem for a Dream : Les enfants du désordre

Comment décrire un film qui réunit tout et son contraire? On en sort avec les dents serrées et l’esprit agacé, un effet plutôt costaud pour un film. Et pourtant… si Requiem for a Dream assomme, on se débarrasse de ce bad trip assez rapidement.

Comment décrire une oeuvre qui réunit tout et son contraire? On en sort avec les dents serrées et l’esprit agacé, un effet plutôt costaud pour un film. Et pourtant… si Requiem for a Dream assomme, on se débarrasse assez vite de ce bad trip. Aussi grandiose que manipulateur, le second film de Darren Aronofsky a tout pour faire parler de lui. Il en était déjà ainsi du délire kafkaïen qu’était Pi, premier long métrage de ce réalisateur doué (récemment engagé pour orchestrer le cinquième Batman).

Requiem for a Dream est tiré d’un roman d’Hubert Selby Jr. (Last Exit to Brooklyn), qui a aussi participé à la scénarisation. Entre deux rebelles excentriques, l’électricité est passée et a permis l’éclosion de cette bête monstrueuse qui emprunte des cauchemars à Lynch et à Cronenbergh, une dose d’électrochocs à Clockwork Orange et la mièvrerie sentimentale à la plus banale sitcom. Ce film à quatre mains porte bien les empreintes de deux époques, la vision du passé se superposant à celle du présent: on réajuste sans cesse ses lunettes pour passer de la tragédie de héros romantiques à la peinture cynique et épileptique de sérieux losers. Et pas question d’être drôle. C’est comme si Spike Jonze était à court de Prozac.

Nous sommes à Coney Island, probablement aujourd’hui. Harry (Jared Leto) et Tyrone (Marlon Wayans) sont deux copains qui rêvent de devenir de grands dealers. Marion (Jennifer Connelly), petite amie d’Harry, rêve d’être un jour designer. Sarah (Ellen Burstyn), mère d’Harry, rêve de passer à la télévision. Pillules multicolores, coke ou héroïne, la dope s’installe. Le temps d’un été, ils se sentent maîtres du monde. La dépendance devenant plus forte, l’hiver voit la dégringolade des rêves et des corps. La fin est un feu d’artifice effroyable, où culminent amputation, prison, jeu sexuel et folie. On est dans un monstre qui se mange la queue, dans le cercle le plus infernal de Dante.

Composé comme un opéra destroy, secondé par une excellente bande sonore (Kronos Quartet), et de bons acteurs (excellentes Ellen Burstyn et Jennifer Connelly), Requiem for a Dream avance selon la pensée d’un musicien entré dans sa musique: Aronofsky filme un corps aux prises avec de multiples dépendances. Plus qu’un film sur la drogue, c’est un film drogué. Et, en cela, la mise en image est redoutable: intérieurs sombres, caméra fixe qui s’attarde sur chacun, sur les mots et les gestes d’amour lancés comme des bouées de sauvetage. Les héros flottent dans un bonheur factice. Puis ils se droguent. Et en quelques gros plans effrénés, on accélère la folie et l’on détruit la vie rêvée: bulles de dope chauffée, billet roulé, vaisseau sanguin détraqué, pupille dilatée. Ces séquences répétitives agissent comme déclencheurs de la déchéance (gueules livides, peau moite, souffrances, engueulades, larmes) et de la folie (frigo prédateur, hallucinations comestibles, dédoublement télévisuel). Les images se distorsionnent, les mots se perdent dans le brouhaha. Le cauchemar final est ahurissant de tension, un paroxysme de souffrance à faire passer Bosch pour Renoir. Superbe.

Or, le malaise le plus tenace de ce film, c’est qu’il est à la fois un miroir dédaigneux de ce que nous sommes, et une belle illustration de ce que nous appelons Art. Avec un titre ronflant, Requiem for a Dream élève le malade, le débile, l’anodin et l’usiné au rang artistique, produit que l’on emballe avec une forme MTV et des effets spéciaux. Mais point d’humanisme. Aronofsky reste un observateur hautain, comme un von Trier dans sa bulle. Il est l’oeil clinique qui observe: je vous montre la mécanique interne du Mal, mais je reste au-dessus de tout cela (ce que ne faisait pas P.T. Anderson avec Magnolia). D’où l’impression de froideur moralisatrice: ces humains n’ont que ce qu’ils méritent, car leurs rêves sont bien petits. Leur culture n’est que pop culture, leurs ambitions ne volent pas plus haut qu’un sachet de poudre, et un souvenir de maman les fait pleurer. Requiem for a Dream, ou l’art de camoufler par le grandiloquent des rats affolés qui ne savent même pas qu’ils existent.

Site Internet original: www.Requiemforadream.com
Voir calendrier
Cinéma exclusivités