Paul Ahmarani : Rôle social
Cinéma

Paul Ahmarani : Rôle social

On le connaît peu, mais on ne le rate pas. PAUL AHMARANI est le héros de La Moitié gauche du frigo, et un acteur qui fonce tête première dans la vie d’artiste. Bavardages d’un créateur remuant qui veut que les choses bougent…

Si la politique est molle, cela ne signifie pas que nous le soyons. Si le monde ne tourne pas très rond, on peut y faire quelque chose. Ça, c’est du militantisme de base. Et quand les syndicats s’essoufflent, les artistes ont parfois des idées. Avec le film La Moitié gauche du frigo (qui a gagné le Prix du meilleur premier film canadien au Festival de Toronto et qui sort en salle la semaine prochaine), le réalisateur Philippe Falardeau a pris la politique par le collet et l’a secouée. Avec talent et humour. Il a assaisonné d’une sauce facile à digérer par tous les estomacs (un style Michael Moore: pseudo-documentaire hyperréaliste et caméra omniprésente) un sujet qui fait peur (la lutte contre le chômage). Il a mis en valeur l’humour décapant et l’intelligence vive d’une génération urbaine qu’on n’entend pas toujours, celle de la trentaine allumée. Et, enfin, il a trouvé la gueule idéale pour son héros, celle de Paul Ahmarani.

C’est qui, cet oiseau-là? D’où sort-il? Ahmarani passe à l’écran et on se réveille. En voilà un qui plaît à la caméra, un qu’il faudrait surveiller, un qu’il faudra retenir. Mais l’oiseau n’est pas facile à dessiner. Le visage un peu blême, le cheveux ras et un sourire qui se fend d’une oreille à l’autre, Ahmarani prend l’entrevue comme il semble aborder tout le reste: sérieusement, mais sans prétention, avec humour, franchise, intuition et une certaine agitation. Il gigote même comme un beau diable, regarde partout à la fois, mime une anecdote et fixe son interlocuteur dans les yeux pour être certain que la communication ne passe pas sur courant alternatif. Il est bavard, ses adjectifs sont souvent en anglais et il ponctue ses tirades par "comprends-tu c’que j’veux dire?". Il se juge hyperactif, un peu tourmenté, impulsif, désordonné… "Si je devais retourner à la petite école, on me donnerait du Ritalin, c’est sûr, lance-t-il. Je surjoue au quotidien, je dois tout le temps minimiser." Nous voilà prévenus.

Comme pierre qui roule
"En sortant du Conservatoire, en 1993, j’étais convaincu d’être un mauvais acteur. Et puis, j’ai passé une audition pour le Cirque et Franco Dragone a tripé." Ahmarani fait donc ses valises et file à Vegas, pendant quatre ans, pour se transformer en maître de cérémonie du spectacle Mystère. "Deux mille représentations devant des salles bondées chaque soir, où tu parles dans un langage inventé, avec un melon rose sur la tête: ça donne confiance en soi, ça donne du métier, dit-il. Mais c’était rough à 21 ans. C’était: "Allez, go! Va sur scène, fais quelque chose!" Mais je me suis fait des amis. On vivait la belle vie, une vie de cocooning, dans une belle maison. Le soir, tu vas travailler et après tu fais le party…" Le clown revient à Montréal, un peu plus sûr de lui, et passe des auditions au Quat’Sous. Denise Guilbeault l’engage illico pour jouer dans Le Génie du crime, de George F. Walker. Et puis les contrats s’enchaînent: il devient un méchant skinhead dans Le Dernier Souffle, de Richard Ciopka; un comptable sérieux dans la série Quadra, de Jean-Claude Lord; un squeegee dans Tag; Pétru le débile, dans Rats and Rabbits, de Lewis Furey; et enfin, Christophe dans La Moitié gauche du frigo. Il vient de jouer dans Farces, de Michael MacKenzie, à l’Espace libre, et prête son visage et sa voix à un magazine technologique sur le Net. Théâtre, cinéma, cirque, télévision, Internet, mais aussi écriture en douce (roman, chansons, one man show, scénario: ses tiroirs se remplissent), et musique en tête ("Je suis un wannabe musicien! À la fin de La Moitié gauche…, la chanson Jésus au mont des Oliviers, c’est de moi. J’aime bien improviser des tounes sur Jésus…"): le gars est une tête chercheuse. Ahmarani s’amuse, il a le feu sacré, il adore son boulot, et pour toucher du bois, il donne un coup de poing sur la table…

L’acteur engagé
Christophe est un ingénieur au chômage. Son coloc, Stéphane (Stéphane Demers), militant gaugauche, le prend comme sujet d’étude et décide de le filmer au quotidien, en train de passer des entrevues, de faire ses courses et de draguer la caissière (Geneviève Néron). Le documentaire du coloc tourne bien; mais la recherche d’emploi, plutôt mal. Et Ahmarani campe un type sensible et sensé, un gars extraverti qui veut juste travailler et qui a peur de s’enliser.

Rigolos, un peu désabusés, cultivés et ouverts, le personnage et l’acteur se rejoignent, à l’image d’une certaine génération. Aucun des deux ne véhicule les stéréotypes trop souvent servis de l’ingénieur et de l’acteur. Si l’ingénieur de La Moitié gauche du frigo a plusieurs facettes, même chose pour cet acteur bouillonnant: 29 ans, familier du Plateau-Mont-Royal, fils unique d’un père historien d’origine égyptienne et d’une mère professeure; Ahmarani aime Bukowski, Woody Allen, Céline et Raymond Carver, il admire Michel Chartrand et Noam Chomsky; il pleure en écoutant les chansons de Richard Desjardins; il a aimé Happiness, Election, High Fidelity, Le Goût des Autres, et se marre devant South Park. Et il mange de la politique: "J’ai toujours aimé la politique. J’en discute beaucoup avec mes parents, deux intellectuels politisés. Avant d’aller au Conservatoire, j’ai fait une année en sciences po." Il va marcher pour les Palestiniens à Ottawa et parle des manifestations au G-20, de la police bien formée et de manifestants qu’il faut former de même, des rois occultes qui nous gouvernent, des réalités économiques effrayantes, du dégoût de la politique partisane… "À la lecture du scénario de La Moitié gauche…, je voulais faire partie de ce film-là. L’idée me plaisait: c’est une façon intelligente d’aborder une situation économique et un ordre mondial que beaucoup d’entre nous abhorrent."

Acteur enragé
"Sur une scène ou lors d’un tournage, je suis véritablement un poisson dans l’eau! Comme si, tout à coup, j’avais enfin ma place! lance-t-il hilare. Faut être un peu marteau pour devenir le centre de l’attention, pour vouloir apporter sa vision des choses! Une personne devant 500 personnes: qui est anormal? Falardeau dit que je suis bon, mais assez high maintenance sur un tournage! Je suis insécure." Entre la blague et l’angoisse, entre l’impudence naturelle de l’acteur et sa trouille séculaire d’être mauvais, il trace son chemin. "Je suis un sous-traitant, je travaille avec un réalisateur qui a sa vision des choses. Mais l’acteur est aussi le chef de son département; il y a toujours de la place pour la création. J’aime apporter des trucs aux personnages, mais je n’irais jamais contre une oeuvre, contre une vision. Il y a des rôles plus difficiles que d’autres: par exemple, Pétru, dans Rats and Rabbits, j’étais dedans tout de suite, et Lewis m’a laissé une grande liberté. Je m’amusais même à faire chez moi >Pétru prend son bain
La Moitié gauche du frigo semble arriver à point nommé dans la mouvance sociale et il est clair que cet acteur enragé était fait pour le rôle. C’est le film de l’air du temps et Paul Ahmarani est le gars qui flotte dans ce présent à la fois riche et insécure. "C’est comme si toute cette agitation prenait enfin un sens", souligne l’acteur, soulagé.