Aïe-Sophie Fillières : Folie douce
Cinéma

Aïe-Sophie Fillières : Folie douce

Petite comédie touchante, le film de SOPHIE FILLIÈRES a des accents intimistes, mais ne tombe pas dans le nombrilisme franco-français. Fantaisie fine.

Célibataire en mal d’affection, Robert (André Dussolier) rencontre, dans un café parisien, une jeune femme prénommée Aïe (Hélène Fillières) qui lui propose, sans plus de préambule, de tomber amoureuse de lui. Le quinquagénaire un peu perdu va s’attacher à cette fille fantasque, boulimique et mythomane, tandis qu’il renoue avec une ancienne flamme (Emmanuelle Devos), qui vient d’accoucher. Sur ce canevas aux allures rohmériennes, Sophie Fillières a brodé une comédie hilarante et fine, fantaisiste et grave, qui s’inscrit dans une certaine tradition intimiste du cinéma français, tout en évitant les pièges qui guettent les rohmériens en herbe.

Si Aïe n’évite pas les longueurs en fin de parcours, il se distingue surtout par ses dialogues, réalistes et décalés, naturels et musicaux, qui donnent une tonalité originale à des situations qui, autrement, auraient été convenues. Venue présenter son film au Festival de nouveau cinéma, Sophie Fillières est aussi évasive que son écriture est précise. Autant elle cisèle les phrases qu’elle met dans la bouche de ses acteurs, autant elle cherche ses mots en entrevue, émaillant son discours de "voilà", de "ce que je veux dire", et autres silences et hésitations à répétition… "L’écriture est un travail très précis, jouissif et pas facile. Ça me prend du temps, mais une fois que c’est fait, c’est assez définitif; et au tournage, on joue exactement ce qui est écrit." Sans faire dans la joute oratoire à La Discrète, ni dans le naturalisme à la Jaoui, les mots de Fillières captent quelque chose de l’air du temps, tout en ayant une couleur bien à eux.

Assumant pleinement sa filiation, et son admiration pour Éric Rohmer ("C’est un des cinéastes qui me fait le plus d’effet, alors que c’est celui qui en fait le moins!"), Aïe a pourtant un ton particulier, qui mêle absurde, poésie et humour, au risque de laisser le spectateur d’abord perplexe. "Même si ce n’est pas la tendance actuelle, je voulais parler de la difficulté d’entrer en contact, d’aller au lit avec quelqu’un. Je voulais parler de l’inhibition. Qu’est-ce qui fait, quand on aime, qu’on arrive à surmonter son rapport avec son propre corps? Pour moi, Aïe est quelqu’un qui souffre, mais c’est déguisé. La forme ludique n’empêche pas la gravité: écrire une comédie, c’était un moyen, pas une fin en soi. J’ai fait ce film parce qu’il me touchait, avec un mélange de folie et de comique. À Locarno, à la première projection publique du film, j’ai vu 2000 personnes qui réagissaient ensemble. J’étais vraiment surprise, et très contente, de voir ce sentiment partagé."

En séducteur malgré lui, Dussolier fait mouche, incarnant à la bonne distance ce dilettante professionnel, entre Molière et Ionesco. "Au début, quand je parlais du personnage, je le prenais toujours comme exemple, confie Sophie Fillières, sans oser le lui proposer. Et puis je me suis décidée, et il a répondu oui tout de suite. Je pense qu’il se sentait proche de ce personnage… Il avait un peu peur que je sois folle, alors au premier rendez-vous, je me suis montrée très réfléchie, très responsable!"

Avec sa tête à la Chiara Mastroianni, Hélène Fillières, soeur de la réalisatrice, constitue la véritable révélation du film. Physique étrange et banal à la fois, ni midinette ni femme fatale, cette jeune comédienne impose un personnage singulier. "On a beaucoup répété avant le tournage. Aïe propose une séduction assez radicale, mais il ne fallait pas qu’elle fasse de charme, il a fallu jouer de toutes les manières possibles pour arriver à une certaine neutralité. Le mot qu’on avait toujours à la bouche, c’était earnest, qui n’a pas d’équivalent en français. J’ai vécu une bonne partie de mon enfance aux États-Unis, c’est peut-être pour ça…" Sophie Fillières dit ça comme une excuse. Pourtant, son film a quelque chose d’anglo-saxon dans sa distance par rapport au réel, une excentricité qu’on retrouve plus souvent chez les Britanniques qu’en France. "Je crois que c’est un film franco-français, acquiesce la cinéaste, mais c’est aussi assez autocritique par rapport au nombrilisme et au réalisme généralisé du cinéma français. À la fin du film, même si ça passe par la parole, ça verse vraiment dans la fiction, comme on le dit dans science-fiction, mais sans la science. La mise en perspective "cosmique" réduit la France à une toute petite chose…" À l’instar de son héroïne, Sophie Fillières peut sortir des énormités avec naturel, déstabiliser sans en avoir l’air, charmer sans le vouloir. Conte de la folie ordinaire, Aïe est un drôle d’ovni, aussi délicieux que touchant. Une belle surprise.

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