Traffic : La peste
Cinéma

Traffic : La peste

Ni message pontifiant, ni documentaire, ni mélodrame, Traffic se veut une photographie de la circulation de la drogue aujourd’hui. Opération encore réussie pour STEVEN SODERBERGH: un film actuel, à la fois policier et polémique.  Intelligent.

Pas de temps à perdre. Dès la première image de Traffic, le dernier film de Steven Soderbergh, on sent l’urgence. Le titre s’inscrit en style télégraphique en bas à gauche, dans l’action prise sur le vif. Pas de flafla, on tranche dans la nouvelle. Baja California: un avion atterrit dans un décor poudreux et désertique, une voiture arrête un camion qui transporte de la drogue. Cincinnati: un juge délibère sur un cas de trafic de stupéfiants. San Diego: des agents doubles font enquête et s’apprêtent à faire tomber un revendeur. Trois amorces qui nous projettent illico dans le mouvement. L’état d’urgence impose à la fois silence et écoute. Et on restera sur le qui-vive durant deux heures trente.

Soderbergh et la productrice Laura Bickford ont acheté les droits d’une série britannique de Channel 4, intitulée Traffik (avec Helen Mirren), qui faisait état du commerce de la drogue du Pakistan à l’Europe. Transposée aux États-Unis, la série suit trois directions: celle du policier Javier (Benicio Del Toro), qui travaille à la frontière américano-mexicaine avec son collègue Manolo (Jacob Vargas), pour le compte du général Salazar (Tomas Milian), qui veut éliminer le cartel de Tijuana; celle du nouveau chef antidrogue de la Maison-Blanche, le juge Robert Wakefield (Michael Douglas), qui tente de comprendre le problème à la grandeur du territoire, alors que son adolescente (Erika Christensen) s’enfonce dans la drogue dure; et celle, enfin, de deux agents de la DEA (Don Cheadle et Luis Guzman) qui font tomber un trafiquant (Miguel Ferrer) qui, à son tour, dénonce un baron de la drogue de San Diego, Carlos Alaya (Steven Bauer). Ce dernier est arrêté devant femme (Catherine Zeta-Jones) et enfant. Avec l’aide de l’avocat du couple (Dennis Quaid), madame va tout faire pour que son homme sorte de prison, même si cela implique de reprendre certaines affaires en main.

Si le film part dans toutes les directions, le talent de Soderbergh simplifie les entrelacs. Les histoires se croisent sans s’imbriquer et se développent selon une logique simple, voire simpliste, sur la trame d’un bon vieux polar. Le réalisateur nous tend même des perches grosses comme des poutres pour ne pas nous perdre: des couleurs bien définies pour chaque segment, une progression équivalente dans les trois histoires, une tension égale qui culmine en un sommet dramatique, et une fin à trois têtes (les mini-victoires d’une poignée d’incorruptibles). Mais, malgré quelques faiblesses ponctuelles (cette finale réconfortante; la difficulté de rattraper la vivacité du ton après avoir atteint le point culminant; le jeu faible de Catherine Zeta-Jones; celui trop appuyé d’Erika Christensen; la non-crédibilité de la conférence de presse de Douglas; et le cliché sacro-saint du baseball), la mosaïque fonctionne à merveille. Parce que le film, dans le souvenir qu’il laisse, forme un tout éclaté et brillant, un feu d’artifice à la Magnolia.

Si certains en doutaient encore, Soderbergh s’affirme une fois de plus comme un réalisateur majeur. Adaptant sa signature au sujet, il traverse les genres sans aucune baisse de maîtrise (Sex, Lies and Videotapes, The Limey, Out of Sight, Erin Brockovich). Dans Traffic, on retrouve son goût évident pour la lumière, cette lumière dorée de la Californie qu’il aime retravailler en contrastes violents (et, ici, il manie la caméra durant tout le film). Lumière crue, ombres noires, surpigmentation: ses quatre derniers films ont déjà ces couleurs caractéristiques qui rehaussent la moiteur et la densité. Et des flashs de Chinatown reviennent en tête. Sous ces climats, les gestes s’imprègnent dans le paysage, les fous semblent plus dingues; et le malaise, plus pesant. Si, sur la Côte-Ouest, dans le coin des cow-boys, la lumière est jaune pâle; la froideur bleu-gris est de mise dans l’Est du pays, du côté de l’État. Et cette dernière section, la partie WASP de l’histoire avec Michael Douglas, a parfois les accents glacés de The Ice Storm. Or, mis à part ce registre saturé, on ne force pas la dramatisation dans Traffic. Peu d’émotions, beaucoup de gestes et d’action: Soderbergh n’implique pas le spectateur, il marque la distance. On est loin de l’hyperbole mélodramatique de Requiem for a Dream

Notons au passage ce qui semble une évidence, mais qui n’en est pas une à Hollywood: dans Traffic, les Mexicains parlent espagnol. En changeant constamment de langue, on saisit les divergences de fonctionnement face aux mêmes enjeux, les deux approches et les deux cultures dans cette zone névralgique que les réalisateurs ne visitent pas souvent. D’un bord ou de l’autre de la frontière, Benicio Del Toro change de tournures de phrases, de gestes et même de façon de marcher… Trois acteurs ressortent d’ailleurs avec force: Michael Douglas, juste, sobre, et les machoires serrées, a enfin le charisme de son père; Benicio Del Toro, tout en retenue, est impressionnant entre découragement et opiniâtreté; et Don Cheadle, acteur sous-estimé, reste toujours sur le qui-vive, impeccablement à cran.

Traffic, c’est une série d’instantanés sur la circulation des drogues, sur la guerre à mener, sur les chefs, les sous-chefs et l’infanterie de cette guerre; sur les effets et les conséquences, mais aussi sur l’éducation et la réhabilitation des victimes. Ni documentaire, ni drame, ni oeuvre à message, Traffic est tout à la fois, comme une pile de documents qu’on nous met sur les genoux, avec des nouvelles effarantes sur chaque feuille. Dans ce fourre-tout, l’image de la drogue ressemble à un immense réseau nerveux, vaste et sensible; un système organique et tentaculaire. Le virus de la drogue a attaqué ce système et il faut accepter le parti pris du réalisateur: il n’y a plus de méchants, juste des gens pris au piège. Et il n’y a pas de solution. En fait, l’image qui pourrait résumer ce film serait celle du champignon atomique qui, après le grand éclair de l’explosion, retombe sans se presser, en s’étalant largement. Traffic, c’est l’onde de choc. Dangereux.

Voir calendrier
Cinéma exclusivités