15 février 1839 – Pierre Falardeau : Je me souviens?
Cinéma

15 février 1839 – Pierre Falardeau : Je me souviens?

Trente ans après avoir été ému aux larmes par le testament de De Lorimier, après avoir extrait un huis clos de l’épopée des Patriotes, après un bras de fer public avec Téléfilm Canada, après l’action sans précédent du Comité du 15 février 1839, Pierre Falardeau peut enfin parler de son film devenu réalité, installé aux portes du Beaver  Club!

Comment avez-vous abordé la reconstitution historique?

Dans ce film-là tout est faux, et tout est vrai; mais l’authenticité, j’en ai rien à cirer. J’ai travaillé sur les dialogues avec Gaston Miron et Paul Buissonneau. Les costumes, les décors sont fidèles, mais c’est une création. Je vole tout à tout le monde, partout sur la Terre. Le boutte sur la haine, je l’ai volé à des survivants du ghetto de Varsovie. Le cours de natation en prison, j’ai volé ça à un prisonnier politique argentin. Aujourd’hui ou il y a 200 ans, au Québec ou en Argentine, la prison, c’est toujours pareil. Je m’adresse au monde d’aujourd’hui. Que tu lises Spartacus ou sur les camps nazis, l’Histoire, ça permet de comprendre les êtres humains et de vivre aujourd’hui.

Comme dans tous vos films, il y a une virulence quasi absente du cinéma québécois…
Un journaliste m’a dit que j’avais traité cette histoire-là en noir et blanc. Pis toi, quand t’as vu La Liste de Schindler, t’es-tu dit: "Les nazis avaient leurs raisons!"? Les Polonais ont le droit de cracher sur les Russes; mais quand c’est des Québécois avec des "blokes", on dit: "C’est fini, faut pas parler de ça, c’est pas beau, c’est pas fin." La colère, c’est un sentiment qui m’habite. Quand je vois ce qui se qui arrive avec Pinochet, ça me met en colère. Je regarde ce qui s’est passé au Québec, pis ça me fait mal. Je suis peut-être fou, mais je suis comme ça. Quand j’ai fait Le Temps des bouffons, une fille de Radio-Canada m’a dit: "Vous les haïssez pas vraiment?" Oui, je les "haïs" vraiment! Tout ce qu’ils nous ont fait depuis 240 ans, je l’ai sur le coeur! Je suis en colère, ostie! Pour moi, l’Acte d’union de 1837, l’annexion par la force, c’est Vichy sans le nazisme, l’illusion de souveraineté avec le vrai pouvoir à Berlin. Y a des périodes où c’est violent; et d’autres où c’est plus sournois. Si les nazis étaient en France depuis 240 ans, ils n’auraient plus besoin de fusiller le monde.

Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui vous taxent d’extrémisme?
Y me font chier; les journalistes qui disent "Falardeau, le puriste". Je suis ni pur ni dur, je joue à rien; j’essaye de vivre le moins bêtement possible, sans me trahir trop. Je m’écrase des fois, comme tout le monde. Mais, en même temps, faut pas trop vivre à genoux, se faire piétiner, pis sourire et dire merci. Ce qui me fascine, c’est l’autocensure. Moi aussi, je dois en avoir un peu. C’est sûr que j’ai mes contradictions. On est tous colonisés, moi aussi. Un peuple qui subit le néocolonialisme pendant 240 ans, ça laisse des traces.

À part les deux dernières années, où vous avez fait deux films, est-ce que vous aimeriez tourner plus souvent?
C’est sûr qu’il faut tourner pour apprendre, mais il faut prendre le temps de réfléchir à ce qu’on fait. Lauzon me disait de faire de la pub; mais c’est payer trop cher pour apprendre. Souvent, je vois des mouvements de caméra ben beaux qui partent de rien, qui arrivent à rien, pis qui montrent rien! C’est quoi l’intérêt? Dans ce film-là, j’ai cherché une certaine simplicité: De Lorimier en train de crever dans sa cellule, qu’est-ce que tu peux faire d’autre qu’un gros plan? Avec Lauzon, on était ben différents, mais ben chums. J’y disais: "Tu te fais bouffer par ton esthétisme, par tes câlisses de bougies!" Pis, je vois ses films, et je trouve ça ben bon. Mais moi, je cherche une autre esthétique que la sienne.

J’essaie de faire des films populaires. Le monde est ben plus intelligent qu’on pense, mais il faut avoir la volonté de les rejoindre. Je l’ai dit souvent: je veux parler au p’tit cul de l’Est de la ville. Dans ce film-là, il y a une lenteur qui s’est imposée, mais le p’tit cul, y vas-tu me suivre? Je sais que je vais à l’envers de mon époque, mais je suis pas Angelopoulos!

L’histoire d’amour entre De Lorimier et sa femme est au premier plan. C’est une première pour vous?
Les films ou les chansons d’amour, en général, ça me déprime. I love you, ouh, ouh, ouh! Mais quand j’ai entendu Ne me quitte pas ou Orly, je me suis dit: "Tabarnak, ça, ça m’intéresse." Quand j’ai lu que la femme de De Lorimier était venue le voir, et qu’on avait dû les arracher l’un à l’autre, je me suis dit qu’il y avait la possibilité d’une histoire d’amour, mais avec une autre dimension. De toute façon, ce qui me passionne, c’est les êtres humains. La politique, c’est un des éléments. La politique toute seule, les programmes, les partis, je m’en fous.

Que pensez-vous de la démission de Bouchard?
Ça débloque une situation bloquée. Ça va-tu s’ouvrir ou se fermer? On le sait pas, mais je trouve ça ben drôle d’entendre ses ennemis dire que l’idée d’indépendance est morte. René Lévesque est mort, pis ça a continué. Moi, ce qui m’intéresse, c’est pas les chefs, c’est les Indiens. Mon film sort là, mais Bouchard, pas Bouchard, PQ, pas PQ, il est pensé depuis longtemps.

Est-ce qu’il sera en lice pour les Génies?
Je veux pas participer à cette mascarade. On veut tous des médailles, mais je le présenterai pas. Déjà, Octobre, je l’avais pas envoyé. Pour Le Party, on s’est retrouvés avec une nomination pour les costumes, point! Saint-ciboire de crisse, c’est un film avec des gars en chemise bleue, pis des filles toutes nues!

Avez-vous des projets?
Pour la première fois de ma vie, j’en ai pas. Des fois, c’est freakant, pis, en même temps, j’aimerais prendre le temps de réfléchir. Sur quoi il faut faire un film?


15 février 1839
Il y a 162 ans, De Lorimier (Luc Picard), Hindelang (Frédéric Gilles) et trois de leurs compagnons d’armes étaient pendus à Montréal, au pied de l’actuel pont Jacques-Cartier. 15 février 1839 montre les 24 dernières heures d’une poignée de Patriotes; De Lorimier écrivant son testament, faisant ses adieux à sa femme (Sylvie Drapeau), attendant la mort, frissonnant mais digne, le regard fixé sur son dernier soleil et l’avenir…

À l’instar de ses films, Pierre Falardeau est à la fois plus simple et plus complexe qu’on ne le pense. Plus simple, car il défend des idées de base comme la liberté, et le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes. Plus complexe parce qu’elles sont énoncées par un vrai cinéaste qui, loin de signer des pamphlets, réalise des films où choix artistiques et politiques sont indissociables, un créateur sensible à tout ce qui est humain, un citoyen révolté que n’auraient pas renié Brel ou Ferré.

Comme Le Party, Le Steak ou Octobre, 15 février 1839 est un film partisan, du côté des exploités, des colonisés, des aliénés: des mots tombés en désuétude dans le cinéma des 20 dernières années et qui, pourtant, sont toujours autant d’actualité… Avec ce huis clos où tension et lenteur se nourrissent mutuellement, Falardeau n’essaie pas de convertir: il témoigne, il réveille une mémoire endormie, effacée, auscultée; il donne son point de vue sur une réalité historique. S’il y a une faiblesse dans ce film fort, c’est l’aspect didactique qui, de temps à autre, prend le dessus, au détriment du naturel. Mais, dans ce pays amnésique, qui clame à tous vents "Je me souviens", une petite leçon d’Histoire est parfois nécessaire…

L’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Ici, c’est l’autre côté de la médaille qui est montré, et ça donne un film conséquent, intègre et prenant. Conséquent avec l’univers et la pensée du cinéaste; intègre car il tient le pari du huis clos jusqu’au bout (pas de flash-back ou d’échappée extérieure); et prenant car, de la photo d’Alain Dostie, belle sans être jolie, à la force de l’interprétation (Picard et Drapeau sont bouleversants, et Gilles est une révélation), ce film maîtrisé, parfois jusqu’au dépouillement, est souvent déchirant, en montrant un idéal à hauteur d’hommes. Avec ses parti pris, esthétiques autant qu’idéologiques, 15 février 1839 est un film qui, au-delà – mais aussi à cause – des idées et des choix qu’il défend, impose le respect.

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