Merci pour le chocolat : Mi-amer
Cinéma

Merci pour le chocolat : Mi-amer

Bourgeoisie et perversion, virtuosité du récit, et ISABELLE HUPPERT en "perverse absolue": Avec son 52e film, CLAUDE CHABROL nous amène en terrain connu. Merci pour le chocolat ou les limites du savoir-faire.

Tourné dans une luxueuse maison bourgeoise appartenant à David Bowie (!), Merci pour le chocolat est le 52e film de Claude Chabrol, un faux suspense, un vrai exercice de style, une étude de moeurs avec laquelle le cinéaste affine de nouveau sa propension à disséquer la nature humaine, surtout lorsque, parée de ses plus beaux atours, elle succombe à la barbarie plutôt qu’à la civilisation. La bourgeoisie est, une fois de plus, son terrain de chasse de prédilection, classe sociale à mi-chemin entre l’ouvrière et l’aristocrate, monde codé à l’extrême, dans lequel rien n’est plus important que les apparences.

À Lausanne, sur les rives cotonneuses du lac Léman, un veuf (Jacques Dutronc) et une femme d’affaires (Isabelle Huppert) se marient, bien longtemps après avoir partagé une brève liaison de jeunesse. Le veuf est pianiste virtuose, père d’un adolescent (Rodolphe Pauly), dont la mère est morte lors d’un mystérieux accident de la route. Succédant à son père, la femme d’affaires dirige l’entreprise familiale de chocolat, femme exemplaire qui "veut aider tout le monde". L’univers de cette famille parfaitement reconstituée va être chamboulé par l’irruption d’une jeune pianiste (Anna Magoulis), lorsqu’elle apprend, de sa mère (Brigitte Catillon), spécialisée en médecine légale, qu’elle a failli être échangée, le jour de sa naissance, avec le fils du virtuose. Celui-ci deviendra son mentor, et la jeune fille, celle par qui le scandale arrive. Oui, mais lequel?

Tiré de The Chocolate Cobweb, de Charlotte Armstrong, le scénario de Caroline Eliacheff et Chabrol multiplie les fausses pistes, les embrouilles et les digressions. Au point qu’on passe la première demi-heure à tenter de démêler cet écheveau de relations étroitement imbriquées, à voir clair dans ce réseau où d’anciennes odeurs remontent à la surface. Et ça sent pas bon! Confessant, depuis ses débuts, son admiration pour Hitchcock, Chabrol manipule le spectateur avec une maîtrise acquise en 40 ans de métier; mais il est victime de sa réputation et de son savoir-faire. En effet, cela fait longtemps qu’on connaît la roublardise de cet épicurien ayant fait de l’adultère, de la jalousie, et de la perversion son fonds de commerce. Pour le meilleur et pour le pire, Chabrol est devenu un spécialiste de la bourgeoisie décadente, observateur au regard aiguisé d’entomologiste, disséquant de l’intérieur des personnages aux prises avec des pulsions qui les dépassent.

Dans ce film-ci, il creuse donc le même sillon, suscitant un suspense qui, malgré ses efforts, ne s’installera jamais. Et pour cause, puisque le cinéaste se saborde lui-même, en accordant plus d’importance au style qu’à la substance. Filmé avec élégance et précision, Merci pour le chocolat n’a pourtant pas la résonance que pouvaient avoir Violette Nozière, Une affaire de femmes ou La Cérémonie, trois superbes portraits de femmes, dans lesquelles le vice et la vertu étaient loin de se partager clairement entre le privé et le public. La dimension sociale évacuée, il ne reste ici qu’une histoire de famille, adroitement tissée, indiscutablement séduisante, mais qui tombe un peu à plat.

De plus, sans révéler la fin du film (qu’on voit venir de loin), lorsque Isabelle Huppert incarne une femme qui veut le bien des autres, ça ne prend pas de temps pour qu’on se dise qu’il y a anguille sous roche… Collaborant pour la sixième fois avec Chabrol, la comédienne est, comme toujours, impeccable, aussi lisse et inquiétante que la surface de l’eau qui dort. Encore plus que Stéphane Audran, égérie de la première époque, elle est l’actrice "chabrolienne" par excellence: d’autant plus présente qu’elle paraît absente, raffinée et ambiguë, virtuose et naturelle, habitée d’un feu que masque une froideur apparente. Dans ce rôle de "perverse absolue", qui lui a valu le Prix d’interprétation au dernier Festival des Films du Monde, Huppert excelle, mais nage dans des eaux profondes où elle a déjà navigué plusieurs fois. Voix traînante et regard vitreux, Dutronc est fade à souhait, et l’on ne croit pas une seconde à son personnage de musicien de génie, homme au foyer dépassé par les événements.

Lauréat du prix Louis-Delluc, Merci pour le chocolat témoigne de la maestria d’un cinéaste aguerri, mais qui semble avoir mené cette histoire aux allures de déjà-vu sur le pilote automatique. C’est déjà mieux que bien d’autres, mais on est en droit d’attendre un peu plus du réalisateur du Boucher, des Fantômes du chapelier et de Betty. Intemporel dans le ton, dans la facture comme dans les préoccupations, ce brillant exercice de style séduira les inconditionnels, mais laissera les autres sur leur faim.

Voir calendrier
Cinéma exclusivités