Before Night Falls : Reinaldo Arenas
Cinéma

Before Night Falls : Reinaldo Arenas

Magnifique évocation de la vie de Reinaldo Arenas, poète et écrivain cubain gai, par JULIAN SCHNABEL, peintre et cinéaste torturé: De l’art, dans tous les sens de la création.

"Les arbres ont une vie secrète que seuls peuvent déchiffrer ceux qui les escaladent." C’est sur cette phrase, belle et simple, et des images de frondaisons ondulant sous le vent, que débute Before Night Falls, évocation magnifique et terrible de la vie de Reinaldo Arenas, poète et écrivain cubain gai, emprisonné par le régime castriste, et qui, alors qu’il se mourait du sida, se donna la mort à 47 ans, en 1990, à New York.

Cinq ans après Basquiat, un premier film impressionnant sur l’étoile filante de la peinture new-yorkaise, Julian Schnabel, peintre marquant des années 80, dresse un portrait foisonnant, sensuel et poignant d’un autre créateur torturé. Charnel, texturé, et éclatant jusque dans ses ombres, Before Night Falls est bien l’oeuvre d’un peintre. Un enfant nu mangeant de la terre et une rivière sortant de son lit; le ballet incessant de la foule cubaine et la pierre qui s’effrite; le tissu rêche des uniformes militaires et celui, soyeux, des robes moulantes des putes de La Havane; le grain de peau des baigneurs nus et la sueur des prisonniers; les matins blêmes de l’hiver new-yorkais et la pureté de la neige fraîchement tombée: le cinéaste taille dans la matière, prend son histoire à bras-le-corps, découpe l’espace à grands traits, et plonge son regard dans un maelström où s’entremêlent la beauté et la violence, l’exaltation révolutionnaire et la répression politique, l’austérité de l’écriture et la boulimie sexuelle, l’implication sociale et un onirisme de chaque instant.

Portée par la photo de Xavier Pérez Grobet et de Guillermo Rosas (granuleuse ou chatoyante, monochrome ou saturée, et intégrant des images d’archives de la révolution castriste), ainsi que par la musique de Carter Burwell (déchirante, cajoleuse ou exaltée, à la Buena Vista Social Club), la vision du cinéaste est celle d’un artiste sur le travail d’un collègue. C’est un regard de l’intérieur que pose Before Night Falls, un voyage dans l’univers d’un auteur par le biais de sa vie, l’un et l’autre intimement liés. Dans ce créneau éminemment casse-gueule qu’est le "film sur la création", Schnabel prend le parti du créateur plutôt que celui du biographe, et relève superbement le défi.

Tiré de l’autobiographie d’Arenas (rééditée l’an dernier chez Babel-Actes Sud), Avant la nuit a été scénarisé par Schnabel, Cunningham O’Keefe et Lazaro Gomez, ami proche de l’écrivain. Fidèles à la narration fragmentée du livre, collage dantesque d’une vie sans mode d’emploi, les trois collaborateurs ont également intégré des passages de quelques-uns de la vingtaine de livres d’Arenas. Ça donne un film incroyablement vigoureux et vibrant, qui, malgré son aspect parfois anecdotique, a une ampleur picaresque jusque dans les moindres détails. Retraçant quarante ans de vie, le cours tumultueux du récit est parfois interrompu par de prestigieux cameos: une scène avec Sean Penn en paysan cubain (!), et Johnny Depp dans un double rôle, celui d’un travelo flamboyant (qui fait sortir de prison les manuscrits d’Arenas, roulés dans du plastique, et enfoncés dans son anus!), et celui d’un militaire, petit macho sadique, qui interroge l’écrivain, tout en tâtant son impressionnante érection! Schnabel a-t-il fait appel à ces deux vedettes pour des raisons budgétaires? Peut-être, mais leurs apparitions débalancent momentanément un film par ailleurs conséquent, et sont symptomatiques de la propension du cinéaste à en faire parfois un peu trop. Malgré tout, derrière cette apparente prodigalité, se profile un regard juste sur la place de l’écrivain: un observateur un peu en retrait d’un monde qu’il investit pourtant totalement. C’est là que Before Night Falls trouve sa force, dans cet équilibre entre l’orgueil d’une vocation et l’humilité de l’écriture, entre la puissance tangible du réel et une qualité onirique propre à la création et au cinéma.

Cette profusion d’images et de sensations n’auraient peut-être constitué qu’un catalogue d’émotions fortes sans le jeu de Javier Bardem, présent dans chaque scène, portant le film sur ses solides épaules. Physique de boxeur et yeux de biche, l’acteur espagnol, qu’on a pu voir dans Jambon, Jambon et Live Flesh, apporte épaisseur et nuance à un rôle écrasant. Encore plus que d’incarner son personnage, il donne chair au film tout entier, pivot central d’un splendide hommage à la liberté sous toutes ses formes.

S’il est vrai que le cinéma sert aussi à découvrir des mondes inconnus, à aller vers l’Autre, Before Night Falls est une formidable invitation au voyage, d’abord dans la culture et l’imaginaire d’un pays complexe et fascinant, mais aussi dans l’univers d’un homme libre, nourri d’un formidable appétit de vivre, et dont les derniers écrits furent: "Mon message n’est pas un message de défaite, mais de lutte et d’espérance. Cuba sera libre. Moi, je le suis déjà."

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