Pollock : Maître de la toile
Cinéma

Pollock : Maître de la toile

En voulant mettre en scène et personnifier le peintre américain le plus avant-gardiste de son temps, Ed Harris s’est attaqué à un gros morceau. Si le film reste sobre et classique, la force de jeu de l’acteur est impressionnante.

Comment faire le portrait d’un artiste? Le cinéma n’a que des images à offrir. Pour saisir sur pellicule l’essence de l’art et le chemin de la création, il faut se montrer soi-même vigoureux créateur… En restituant les années lumière de Jackson Pollock, Ed Harris s’est montré gourmand, précis, et certainement enthousiaste pour une première réalisation. Coproducteur, réalisateur et acteur, il a voulu Pollock pour lui seul. Il se l’est approprié et l’a reconstruit avec courage. Et malgré les faiblesses de l’oeuvre, on ne peut que saluer la démarche.

Les tableaux de Pollock sont des hurlements muets. On reste interdit devant cette surface plane où des toiles d’araignées, des réseaux sanguins, des cartes nerveuses et multicolores se superposent. Rien à quoi s’accrocher, rien pour se guider, surtout pas un titre déroutant censé qualifier l’oeuvre. On prend la toile comme l’expression artistique d’un homme que l’on imagine difficilement serein. On ne peut que supposer une nécessité de création violente, une douleur presque vomie, dans ses entrelacs de couleurs crachées. En traçant le portrait d’un artiste pareil, Harris a levé le voile sur un homme peu connu, à la fois un mystère pour ses proches et le premier peintre abstrait à être pris au sérieux dans l’Europe de Picasso et de Miro; à la fois misanthrope et posant fièrement devant sa toile dans le désormais célèbre article que Life lui a consacré en 1949. Dans le cadre de la fiction, Harris a dû personnaliser les colères, les rages, les inspirations et les envies de reconnaissance de Pollock. En faisant siens les tourments d’un autre, il les a évidemment déformés, imaginés, transcrits. Comment faire autrement? Mais le double discours de la création – celui de l’acteur sur celui du peintre – s’avère un travail impeccable, à la hauteur de l’immense talent de Harris.

Dans une galerie d’art new-yorkaise, en 1949, des yeux bleus fixes, perdus, cherchent une bouée de sauvetage. Pollock est au sommet de sa gloire, il est le centre de l’art moderne, il est l’avant-garde, on l’encense. Et c’est la panique dans son regard. Ainsi débute la tragédie. Ce regard angoissé est le mât du film: il y a eu un avant, une ascension; et il y aura un après, une dégringolade mortelle. Avant, c’était la recherche de son art, la vie à Greenwich, puis dans les Hamptons; la rencontre puis l’amour avec la peintre Lee Krasner, superbement jouée par Marcia Gay Harden; les soirées d’alcool avec les copains Willem de Kooning (un Val Kilmer toujours fat), le critique Clement Greenberg (Jeffrey Tambor), et la mécène Peggy Guggenheim (Amy Madigan). Après, c’est la chute, l’alcool qui freine le génie, la muse épuisée qui s’en va; et le brouillard de la folie qui prend le dessus, le menant à la mort.

Dans cette narration trop ordonnée, il faut retenir la force du couple Pollock-Krasner, le jeu de regards (fuyants pour Pollock, directs pour Krasner); la démarche sensuelle de Gay Harden et la présence quasi bestiale de Harris. Frappe surtout la justesse de la reconstitution du couple dans l’époque: si moderne dans leurs démarches artistiques respectives et pourtant chacun si imprégné de son rôle et de sa position dans la société d’alors. Il est aussi rare d’entendre autant de maturité dans les dialogues pour un film américain récent… Superbe, le geste de Harris qui mime la peinture. Accrocheuse, élégante et crâneuse, cette cigarette qu’il se visse constamment aux lèvres. Touchants, ces traits qui se déforment quand il appréhende l’espace blanc de la toile. Incroyables, ce voile d’alcool qui brouille ses yeux, cette lassitude inhumaine… On dirait du Brando des belles années.

Il n’y avait que lui pour personnifier Pollock. Un autre cependant aurait peut-être eu le souffle pour déjanter la mise en scène. Ed Harris, couvant ce projet durant 10 ans, a rendu un hommage respectueux. On ne peut que remarquer la reconstitution minutieuse de la bohème glorieuse des années 40 et 50, la robe Schiaparelli de Peggy Guggenheim, les cafés sombres, les voitures colorées. Tout est impeccable jusque dans la vaisselle et les boîtes de céréales. Et là se situe la limite de Pollock. Harris a pris le chemin le plus sûr, le plus évident: celui qui décrit. En montrant avec assurance et précision le peintre, sa peinture et son environnement, il a donné à voir Pollock comme un cliché, dans le sens d’instantané photographique. On aurait voulu un ordre moins logique, un bazar plus complexe, une narration bousculée, des plans non significatifs; bref, on aurait aimé un brassage de couleurs et de lumière qui, comme sur les toiles de Pollock, aurait laissé émerger du magma un instant de stupeur… On repassera pour le coup de sang rebelle, mais qu’importe: il est presque impossible de porter avec la même élégance toutes les casquettes. Et Harris reste avant tout un grand acteur.

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