Tabou : Au coeur de l'homme
Cinéma

Tabou : Au coeur de l’homme

Un film d’esthète et de penseur; une vision du monde qui jongle avec des sentiments extrêmes mêlant mort, sexe et folie: avec Tabou, NAGISA OSHIMA ouvre une autre porte de son univers pur et pervers.

Poli comme un galet. Et si impeccablement pensé. On avance dans Gohatto (Tabou) les sens en éveil, afin de ne perdre aucun aspect de la démarche. Rien d’émouvant, de sentimental, de touchant dans ce film, mais beaucoup d’intelligence. Dire que l’exotisme oriental et l’importance du cinéaste n’entrent pas en jeu serait mentir; mais les qualités du film sont telles qu’elles brillent seules, sans le support d’apriori.

L’artiste ne vieillit donc jamais… Tabou, qui était en lice pour la Palme d’or lors du dernier Festival de Cannes, est le dernier film d’un des maîtres du cinéma, le Japonais Nagisa Oshima, un monsieur de 68 ans, fatigué par la maladie, et dont le dernier long métrage de fiction date de 1986. Tabou est tiré de deux nouvelles parues dans Chroniques du Shinsengumi, recueil d’un romancier contemporain très populaire au Japon, Ryotaro Shiba. Et le film, même s’il apparaît évidemment comme une oeuvre mature, est surtout clair, moderne et curieux. Malgré le temps qui passe et les provocations, le regard d’Oshima reste neuf. Rien que pour cela, il peut conserver le titre de provocateur en chef du pays du Soleil levant. On lui doit la vague de chaleur ressentie en 1976 avec L’Empire des sens, le mythe du sexe absolu; les obsessions sexuelles encore dans L’Empire de la passion en 1978; et sadiques, dans Furyo en 1983. Et que dire de Max, mon amour, où Charlotte Rampling, discrète et reservée se pâmait d’amour dans les bras d’un chimpanzé? Pour Oshima, peu importe qui fornique avec qui: le sexe est une parabole. Le vrai drame est autre, c’est celui de la condition humaine, tiraillée entre Éros et Thanatos, désillusion, sadisme, folie et mort. Le sexe n’est que l’accroche. Et cela n’en fait pas le tabou le plus important.

La prise de position homosexuelle du film, loin d’être osée, est donc la partie visible de l’iceberg, le premier tabou du récit. On y expose une sexualité latente, larvée dans les casernes. Pas de GI musclés sous la douche, mais l’apparition, dès la première scène, de Kano (Ryuhei Matsuda), une recrue samouraï pour la milice du Shinsengumi, à Kyoto, au printemps de 1865: le jeune homme est d’une beauté troublante, à la fois envoûtante et dangereuse. Il est le pendant masculin de la femme fatale. Il sème la confusion dans le temple, particulièrement chez Tashiro (Tadanobu Asano), samouraï de rang inférieur qui en devient fou amoureux, et chez le commandant Kondo (Yoichi Sai) et le capitaine Hijikata (Beat Takeshi), qui, troublés, voient en lui l’oiseau de mauvais augure, celui qui peut détruire l’ordre chez les samouraïs. Émerge alors une image somme toute classique au cinéma: l’homosexualité comme symbole de décadence. À cette époque, le monde des samouraïs, protecteurs des Shoguns, est en train de s’écrouler. Sans que cela ne soit vraiment explicite, on sent que leur règne s’achève, gangrené par des batailles avec d’autres milices, et par des règles de conduite vite jugées obsolètes par les soldats. Et puis n’est-ce pas le début de la fin quand un jeune homme de famille riche (Kano) – alors que les samouraïs de cette faction étaient des fils de commerçants – reconnaît, en fin de film, qu’il s’est engagé pour avoir la liberté de tuer? Par sa présence, l’homosexualité et la mort ne font plus qu’un.

Derrière la mise en déconfiture d’un ordre social par la sexualité, les jeux des correspondances entre tous ces hommes – les attirances comme les rejets – forment une cartographie humaine malade, le coeur palpitant d’une société sclérosée. Un exercice périlleux qu’Oshima exécute en très peu de lieux, avec peu de dialogues, quelques inserts, deux ou trois femmes en position décorative, et la forme libératrice du kendo…

La construction du film pourrait être celle d’un thriller classique, voire d’une fable ou d’une tragédie: l’idole (Kano) éveille les consciences et les libidos endormies, les drames passionnels explosent, et les chefs évaluent mal la folie naissante. Et l’on termine par une longue scène quasi fantastique, dans un marécage plein de brouillard, où les héros ont rendez-vous avec la mort. Mais Oshima se sert de la logique linéaire du récit avec tant de finesse et de délicatesse qu’on l’oublie. On garde en mémoire une caméra toujours en mouvement, mais qui bouge au rythme d’une tortue, créant seconde après seconde des cadres toujours plus nets; l’intemporalité des comportements, des costumes et des décors, les teintes monochromatiques et les pointes de comédie. On garde surtout une façon de raconter qui, malgré les imbroglios, n’en finit plus d’aller à l’épure. Il reste alors à tirer le squelette de Tabou: une forme de folie sophistiquée (qui est le plus fou: celui qui suit les ordres ou celui qui les donne?), et toujours destructrice. En cela, la finale, toute en symbole d’impuissance, est d’une exquise et triste beauté…

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