The House of Mirth : Plaisirs d'amour
Cinéma

The House of Mirth : Plaisirs d’amour

À travers une adaptation littéraire, TERENCE DAVIES signe un grand film: peinture somptueuse d’un microcosme, direction d’acteurs maîtrisée et mise en scène envoutante. Un oublié des  Oscars…

Une silhouette découpée emmerge d’un nuage de vapeur; Miss Lily Bart (Gillian Anderson) arrive à la gare. Taille fine, coiffe en équilibre, ombrelle d’une main, petit sac de l’autre: elle avance lentement, sans déhanchement, avec la prestance d’une reine. Mais dès qu’elle tourne la tête vers celui qui l’attend, Lawrence Selden (Eric Stoltz); son sourire et sa voix donnent un message tout autre. Toute son attitude est soudainement celle d’une coquette. La canine est retroussée, l’oeil brille, le porte de tête devient mutin. La voilette n’est plus un signe de distinction, mais une parade sexuelle… Ainsi débute The House of Mirth. Subtile entrée en matière, qui avec la surimpression "New-York, 1905" pour toute situation, nous fait entrer de plain-pied dans le monde du faux semblant.

Il suffit d’une seconde, d’une inflexion de voix pour sentir le faux-pas, le code social qui dérape. Ce pointillisme raffiné, on l’a en images dans le dernier film de Terence Davies. Et on le sent à chaque page d’un des plus célèbres romans d’Edith Warton, dont le film est tiré. Cette dernière, qui gagna le prix Pultitzer en 1921 pour The Age of Innocence (mis en images viscontiennes par Martin Scorcese), avait un don rare pour le portrait. Sa cible: les cercles mondains de New York; son but: mettre à jour les rouages d’une société, surtout pour en montrer la froide mécanique. Dans The House of Mirth, Warton a décortiqué le plus perfides de ces rouages; celui de l’exclusion.

Lily Bart est une jeune femme rayonnante qui est le centre de l’attention. Élevée par une tante riche, elle a la naïveté de croire qu’elle appartient aux bienheureux de la ville, à l’élite. Mais pour continuer son train de vie luxueux, elle sait qu’elle doit trouver un mari pourvoyeur. Or, par une série de manoeuvres malhabiles, elle va se couler elle-même. Après une alliance financière désatreuse avec Gus Trenor (Dan Aykroyd), une amitié trahie avec sa soi-disante meilleure amie Bertha (Laura Linney) et dans un fatal jeu de chat et de souris avec celui qu’elle aime et dont elle est aimé, l’avocat Selden, Miss Lily tombe de son piedestal. C’est Icare qui vole trop près du soleil et une Elisa Doolittle qui a cru un instant qu’elle était My Fair Lady, incarné dans la même personne…

Quel plaisir, quel bonheur! Le temps d’un film, on retrouve les mille et un reflets de la nuance, de la suggestion et de la sensation; on peut se permettre de décoder une image en plusieurs niveaux de lecture, on peut s’abîmer dans un plan, se laisser porter par un sentiment, on peut s’évader et réfléchir, s’émouvoir et se ressaisir. C’est du grand art, de la haute voltige entre la littérature, la peinture, le théâtre et le cinéma. Tout cela parce que Terence Davies (Le très beau Distant Voices, Still Lives, The Long Day Closes et The Neon Bibles) a eu l’intelligence artistique adéquate.

Comment décrire justement une oeuvre quand on a le sentiment qu’elle est complète? Car rien n’y manque, c’est vrai, et il faut bien le dire. À son tour, en dépeignant ce qui est, on peut mettre en évidence les indices qui font un grand film. Commençons par le détail. Attardons-nous à la pâleur de Gillian Anderson, à ses lèvres rouges et ourlées, à ses boucles rousses et à son sourcil arqué; à cette façon suave de lancer "delicious!", à sa respiration toujours entravée, signe d’une société étouffante autant que d’un corset. Davies, mais surtout Remi Adefarasin (Elizabeth), à la direction photo, ont des attentions sur ce visage qui rappellent celles de Von Stenberg envers Dietrich. Aussi, dans son regard, tantôt fixe, tantôt affolé, tantôt séducteur, Anderson réveille les grandes tragédiennes, une Dame aux Camélias incomprise et mal aimée; une demi-mondaine naîve, exhubérante et immanquablement blessée, autant qu’une femme qui ne veut pas choisir entre amour et argent. Face à elle, on aime et on souffre de la passivité d’une société qui n’attend rien d’autre que le faux-pas pour se conforter dans sa puissance: la veulerie énigmatique d’un amoureux (glacial et lâche Stoltz), la goujaterie vernissée du riche (excellent Aykroyd); l’approche directe, moderne et presque sympathique de l’homme d’affaires (suprenant Anthony La Paglia) et bien sûr, le sourire insupportable de la vipère (Laura Linney).

Dans une scène-clé, où cette même Linney tire profit de ses mensonges et qui, d’une phrase lapidaire, sonne le glas de l’ascension sociale de Lily, on se rend alors compte du talent de la mise en scène. Jusqu’alors, le non-mouvement de la caméra, sa quasi invisibilité, une façon paisible de figer l’instant (à la façon d’un tableau de Sargeant ou, plus clairement, de Watteau) avait imprimé une langueur immobile qui collait à la peinture de ce microcosme. On jouissait même d’un tranquille interlude, celui de la pluie qui tombe sur l’eau, annonçant un second acte, plus sombre. Puis dans un dîner, au moment où Linney ostracise publiquement son "amie", la caméra s’envole, suit une courbe panoramique ascendante, presque affolante. Cela ne dure qu’un instant, mais le malaise est là. On se souvient alors de cete même torture éprouvée dans certaines scènes de La Splendeur des Ambersons, d’Orson Welles. Alors que tout était lumineux, que les couleurs étaient chatoyantes, que les fondus enchainés coulaient de source; on sombre dans le clair-obscur et dans la pénombre. Finies les précautions: la spirale tragique est à l’oeuvre.

The House of Mirth réunit avec bonheur la précision de la littérature, les cadres du théâtre, le message complet d’un tableau et la liberté d’évocation du cinéma. Impossible aussi de le réduire à un film d’époque: la recherche du plaisir, le sentiment d’exclusion, l’éphémère de la beauté et de la gloire ne marquent pas seulement le début du siècle dernier… Impeccable.

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