Festival international du film de Cannes : Sortie de bain
Cinéma

Festival international du film de Cannes : Sortie de bain

Pas de napalm d’or cette année, pas de récompenses audacieuses: un palmarès à l’image de la programmation, assez propre et poli. Regard sur Cannes et retour sur les  oubliés.

Cannes est redevenue cette perle désuète, chère et ennuyeuse de la French Riviera. Une vie non active peut y reprendre son cours après le passage des troupes. Le week-end dernier, le 54e Festival international du film a remballé ses affaires: exit les parasites, les journalistes (4000 accréditations), les businessmen et les bobines. Et Nanni Moretti, les bras en V à la Churchill et le souffle court, est reparti avec la Palme d’or pour La Chambre du fils. Récompense suprême pour un film posé et poli, qui rallie critique et public. Une assurance, donc. Exploit pour l’Autrichien Michael Haneke qui, boudé pour Funny Games et Code inconnu, empoche trois prix avec La Pianiste: la meilleure actrice (divine), Isabelle Huppert; le meilleur acteur Benoît Magimel, qui en a fait du chemin depuis le Momo de La vie est un long fleuve tranquille; et le Grand Prix du jury pour un film aussi poli qu’un galet, mais qui reste très perturbant. Et l’on n’a pas fini de parler du premier long métrage inuit de l’histoire, Atanarjuat, l’homme rapide, de Zacharias Kunuk, gagnant de la Caméra d’or.

Qu’en penser? Pas sûr que la pensée ait quelque chose à voir avec ce genre de marathon. C’est sportif, un festival: un exutoire jubilatoire comme dans un film de Moretti. On sort d’une salle pour entrer dans une autre, le temps d’apercevoir un palmier, un sandwich et une connaissance. À force de voir trois ou quatre films par jour et de jongler avec les heures, on perd un peu la boule, tout en absorbant la frénésie ambiante. Du côté marché du cinéma, on dit que trois jours à Cannes valent une année à Paris. Côté appréciation des films, 10 jours de festival valent bien plus qu’un an culturel: on vous offre le monde! Et c’est là le plus fascinant de l’histoire: Cannes est un condensé de vie, autant de portes ouvertes sur les présents possibles et les futurs proches d’ici et d’ailleurs. On ne s’en rend pas compte tout de suite; mais, petit à petit, des bouts de films forment une mosaïque sociale et géopolitique aussi vibrante que virtuelle, forcément passionnante. On prend le pouls du monde en un clin d’oeil à travers des oeuvres réfléchies et portées à maturation. On a donc les attentes, les espoirs, les préoccupations ponctuelles, et les façons d’envisager le monde du moment.

Pourtant, les films présentés n’ont pas généré des coups de coeur enflammés; les bougons se demandaient comment la sélection avait été faite, déploraient l’absence de films britanniques et scandinaves et regrettaient le bon vieux temps. Mais en cousant des bouts de films les uns aux autres, la courtepointe vaut le coup d’oeil.

Que garder d’un film de Godard, par exemple? Un plan de Paris en noir et blanc juxtaposé à celui de la mer en couleurs numériques: aujourd’hui et hier, et non l’inverse, pour l’objecteur de conscience. Le sexagénaire le plus célèbre du Festival et des Cahiers du cinéma (qui ont fêté leurs 50 ans) est revenu avec un film tendre, complexe et brillant; à l’image du philosophe-artiste. Dans L’Éloge de l’amour, on trouve plus d’éloges que d’amour, plus de réflexion que de sentiments, et toujours les mêmes rengaines. La hargne télévisuelle, le regard sur le passé, la puissance des mots télescopés et ce talent incroyable pour changer de plan à la seconde de notre désir. Superbe, la douceur de Bruno Putzulu, incertain et honnête dans cet âge entre l’enfance et la vieillesse que l’on appelle adulte; enivrantes, ces citations semées à tout va, difficiles à attraper; et incroyable, la tête de bouledogue de l’éditrice Françoise Verny. Bref, le Godard primeur ne fait pas son âge. Le cinéma semble d’ailleurs une excellente crème de jouvence: Jacques Rivette (63 ans), Manoel de Oliveira (93 ans), Shohei Imamura (65 ans) et Ermano Olmi (60 ans) ont tous pondu des films, sinon innovateurs sur le plan de la forme, parmi les plus vifs, les plus allègres et les plus intelligents de ce Festival.

De Va savoir, le superbe film de Jacques Rivette, on garde un duel tragicomique pour une femme, magnifique Jeanne Balibar, Sergio Castellitto et Jacques Bonnaffé se retrouvent dans les cintres d’un théâtre et vident chacun une bouteille de vodka. C’est de la folie douce, ça ne veut pas dire grand-chose, juste une parodie de la mort. Et c’est charmant. Le film entier est un plaisir délicat. Le chassé-croisé amoureux encadré par le théâtre convient à Rivette, autre héros de la Nouvelle Vague, réalisateur discret de Jeanne la Pucelle et de La Belle Noiseuse, primé à Cannes en 1991. Aux mots amour et désir, Rivette renvoie respect, silences tranquilles, sentiments en pointillé et délicatesse. Cela n’est pas si courant au cinéma, des rapports adultes avec de la tenue et de la fantaisie… Et une finale à la Goldoni nous laisse partir, guillerets, vers d’autres cieux.

Une autre joie encore, quand des images que l’on regarde sans y prendre garde finissent par nous prendre aux tripes. D’origine malaise, Tsai Ming-Liang, remarqué pour The Hole, en 1998, signe une composition incroyable avec Et là-bas, quelle heure est-il?. Un homme meurt, sa femme vit dans son souvenir, et leur fils veut rattraper le temps: depuis qu’il a vendu une montre à double cadran à une jeune femme partie visiter Paris, il est obsédé par les horloges, qu’il remonte à l’heure de Paris. Il loue Les 400 Coups de Truffaut et regarde le petit Léaud qui vole du lait. Perdue dans Paris, la jeune femme s’assoit sur un banc au Père-Lachaise, et Jean-Pierre Léaud lui donne son numéro de téléphone. Ode aux disparus, cri d’amour silencieux pour dire à ceux qui sont partis qu’ils manquent, essai qui refuse au temps de s’effilocher: Tsai Ming-Liang fait tout à la fois, avec de magnifiques plans-séquences fixes; de ceux qui laissent le regard vagabonder à son aise. La fin est une merveille. Quand les applaudissements ont éclaté, le jeune réalisateur, hilare et très ému, n’en finissait plus d’embrasser ses acteurs. Un oubli des jurés, peut-être.

Scorsese n’était pas là, Wong Kar Wai (In the Mood for Love) a donné une leçon de cinéma, mais la semaine dernière, tout le monde n’avait que Lynch en bouche. Vous avez des places pour le Lynch? T’as vu le Lynch? Dément, non? Non. Enfin oui, dément forcément, David Lynch ayant du mal à faire simple. À se demander quelle drogue il avait prise au moment de A Straight Story. Mulholland Drive est une oeuvre iracontable, angoissante, avec des sales gueules, des petits bonshommes qui passent sous les portes, des filles sexy qui se font des câlins et qui se perdent dans un univers parallèle. Et toujours cette musique paniquante dès la première note. Dans ce gros pâté snobinard qu’est Mulholland Drive, deux choses à retenir cependant: Hollywood et sa folie destructrice n’ont jamais été aussi bien représentés, mieux compris que par lui (d’où le Prix de la mise en scène mérité de ce Festival), et la scène de répétition de soap par la blonde Naomi Watts pourrait devenir culte: elle vaut toutes les auditions du monde!

Deux documentaires à souligner, à la Quinzaine des réalisateurs. Celui de Solveig Anspach (Haut les coeurs!) et de la journaliste Cindy Babski, intitulé Made in the USA. C’est gros, c’est simple et direct, et ça fonctionne comme un article du Vanity Fair: on suit un cas de condamnation à mort, au Texas, au moment où George Junior briguait la présidence. Pour simplement s’afficher contre la peine de mort, ces deux dames ne manquent pas de courage. L’Amérique encore, intime et douloureuse cette fois, celle de Stéphane Bouquet, un Français qui part à la recherche d’un père inconnu et américain dans La Traversée, de Sébastien Lifshitz. Une quête douloureuse et un rien exhibitionniste, un road-movie libérateur. À l’heure des reality show, c’est honnête. Du courage là aussi pour aller sonner chez un vieux G.I. du Tennessee et lui montrer des photos de son enfance…

La sinistrose est galopante, la famille n’a plus de sens, les perversions s’accumulent et le monde pleure tout le temps. Rien ne va plus, et le cinéma a le coeur lourd dans ses sujets. Certes, mais l’art fait tout gober. Le film de François Dupeyron, par exemple, La Chambre des officiers, une adaptation du roman de Marc Dugain. Une histoire simple très bien racontée (en compétition officielle) qui rappelle La Vie et rien d’autre, et cette façon qu’à Tavernier de prendre la petite histoire par la bande, afin de nous éclairer sur la grande. On y parle avec douceur des gueules cassées, ces défigurés de la guerre 14-18. Superbe Éric Caravaca (déjà vu dans C’est quoi la vie?, du même réalisateur). Encore la mort et la douleur? Non, la vie, éclatante de compassion, de générosité et de sincérité. De l’histoire qui pourrait être le mélo d’un officier défiguré, soigné par André Dussolier et Sabine Azéma, tous deux parfaits, Dupeyron choisit l’optimisme. Du bien ciselé, encore une fois.

Et Moretti choisit la mort. Bouleversante, cette Chambre du fils. Le magicien de La messe est finie, de Palombella Rossa, de Caro Diario et d’Aprile arrive à l’âge adulte lui aussi. Le temps de jouer les psychanalystes et d’affronter l’horreur. Comment vivre quand on perd un enfant? Comment montrer le deuil? Avec une Laura Morante superbe, un Moretti moins bouffon et touchant, et une économie de scènes et de larmes, l’Italien a enlevé la Palme. Chose rare chez ce réalisateur, deux gros plans: une flamme qui scelle le métal d’un cercueil et un tournevis électrique qui enfonce les clous dudit cercueil. Plombé, Moretti, le père, fait face à ces deux terribles images. Le film est ainsi, frontal et direct, jamais froid. Puissance de feu du cinéma italien, Moretti se donne un nouveau souffle en lâchant l’autobiographie qui pouvait rapidement devenir asphyxiante. Mais, en plongeant dans l’intime, il évacue le politique. Un découragement berlusconien, sans doute…

Une scène enfin, d’une drôlerie absolue, quand on a bien pleuré de salle en salle: une Japonaise souriante qui, dès qu’elle fait l’amour, laisse échapper un geyser! Elle est remplie d’eau et ne sait pas pourquoi… Imamura, celui de La Ballade de Narayama et de L’Anguille, fait le clown avec De l’eau tiède sous un pont rouge, une comédie débridée. Libérateur.

La Croisette respire; les caniches peuvent gambader. Retenons un coup de sang pour l’anthropophagie de Claire Denis (Trouble Every Day); un ras-le-bol pour les nouvelles du reality show quotidien et télévisuel Loftstory; un coup de blues pour l’absence du merveilleux film de Jean-Pierre Jeunet, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (acheté par Miramax); et un coup de coeur total pour ce bain artistique, toujours balbutiant, toujours complexe. Allez au cinéma.