Le Pacte des loups : La bête
Cinéma

Le Pacte des loups : La bête

Christophe Gans est l’heureux réalisateur du Pacte des loups, un film populaire français dépoussiéré, qui réunit tous les souvenirs de cinéma de ce cinéphile acharné. Rencontre au septième art.

"Je travaille pour le gosse que j’ai été. Le spectateur primitif de mon cinéma, c’est moi à 12 ans." Ainsi parle Christophe Gans, 40 ans, le réalisateur du Pacte des loups. Depuis sa sortie en France le 31 janvier dernier, le film a fait 5,2 millions d’entrées, il a été vendu dans tous les pays du monde et, au coût de 200 millions de francs (environ 45 millions de dollars), il a été remboursé en deux semaines d’exploitation. Comme quoi on peut se fier sur l’enfant en soi. Du Goût des autres, de Jaoui, jusqu’au Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, de Jeunet, le cinéma français reprend donc du poil de la bête. "Quand la presse parlait du Pacte…, elle parlait autant du film que des enjeux, explique le réalisateur. Non pas que le film soit le plus coûteux jamais fait en France – Vatel dépasse les 50 millions de dollars et Astérix et Cléopatre, les 75 millions -, mais je crois que le rattachement de Universal à Vivendi-Canal Plus durant le tournage a changé des choses. Le film devenait emblématique de ce qu’allait être la position de Studio Canal par rapport à la production française. Donc, pesait sur mes épaules l’hypothèse que si le film ne marchait pas, ça allait défavoriser le cinéma français au profit de l’américain." Le pari a été gagné. À croire que Gans avait prévu le succès. "En fait, j’ai superposé deux publics qui ne se croisent pas: les plus vieux, ceux qui connaissent la légende de la Bête du Gevaudan, et qui sont venus voir un type de film qu’ils n’avaient pas vu depuis la fin des années 60, comme Angélique, marquise des anges; et un public plus jeune, reconforté par le fait que j’avais déjà fait une adaptation de manga avec Crying Freeman, et qui venait avant tout voir un film de genre, avec une idée de spectacle qui n’était pas courante dans le cinéma français."

Cinéma 101
Le type a réponse à tout. Il a réfléchi à tous les aspects, il a une référence pour chaque plan envisagé: Christophe Gans est un maniaque de cinéma, un réalisateur cinéphile et cinéphage qui, lors de son passage à l’IDHEC, école de cinéma prestigieuse, a soulevé l’intolérance quand il est arrivé, armé de sa passion pour Bruce Lee. Son obsession commence dès l’enfance par La Vallée des rois, avec Robert Taylor; ses deux films fétiches sont Vertigo, d’Hitchcock, et Only Angels Have Wings, d’Howard Hawks. Phantom of the Paradise, de Brian de Palma, l’a décidé à devenir réalisateur. Il ne sait plus combien il a de vidéos chez lui. Boulimique, il regarde toujours deux ou trois films par jour. En tournage, il promène son portable DVD. Sa blonde lui a fait peur en menaçant de casser sa rivale: la vidéo de The Killer, de John Woo, un film qu’il aime "comme on aime une femme!". Ce natif d’Antibes a pourtant l’air normal, sous des faux airs de l’acteur Philip Seymour Hoffman. Mais son bavardage sans ponctuation trahit une passion totale, absolue et toujours alimentée pour le cinéma. "J’aime tous les cinémas!", claironne-t-il. Avec une préférence pour le cinéma de genre, tout de même, qu’il a défendu en tant que journaliste en dirigeant la collection HK, puis en créant le magazine Starfix qui défendait avant l’heure les John Carpenter, David Cronenberg et autres Dario Argento. Paradoxalement, ce sont ses pairs, dans la presse de genre, qui ont attaqué son film, encensé par le reste de la critique: "Le Pacte… casse une vieille idée qui serait que le genre doit rester une contre-culture, un espace de liberté un peu potache. Les cinq millions ont fait mauvais effet!"

La dernière séance
Selon lui, le cinéma de genre est déjà une auberge espagnole: "Il est tout sauf pur! La série des Angélique, à laquelle je fais souvent référence, mélangeait le film de pirates, le film d’horreur, le film érotique et le film de cape et d’épée. Le côté hybride du Pacte des loups vient doubler le métissage du récit, le mélange des cultures, des croyances, des religions qu’on y retrouve. En plus, dans ma tête, je pense comme ça. En réalité, ce qui fait le lien entre ces genres, c’est la sentimentalité dont je les investis. Maintenant, ça dépend de l’oeil du spectateur. Certains vont comprendre dès les premières minutes du film qu’ils ont affaire à une fantasmagorie, et d’autres vont la refuser s’ils ont imaginé un film réaliste et historique. C’est pour ça que j’ai ouvert par cette scène de massacre, suivie par un combat sous la pluie, totalement gratuit je l’avoue, mais qui définit le film comme très marqué par le cinéma italien et le western spaghetti (j’adore Sergio Leone). Mais à partir de ce moment-là, la proposition est claire: le film ne va pas faire de quartier. N’importe qui peut y passer." Gans se reconnaît casseur d’étiquettes, rien que pour retrouver cet instant de bonheur total quand il allait voir La Horde sauvage à neuf ans et qu’il en discutait sans fin dans la cour de l’école. "Dans mes souvenirs, tout se mêle. Petit, j’abordais tous les films de la même façon. J’allais voir avec le même entrain un petit western et le Casanova de Fellini. Et même si aujourd’hui je considère Le Mépris de Godard supérieur à Angélique, je me sens plus cinéaste populaire qu’héritier de la Nouvelle Vague. Parce que tous ces films participaient à une idée du cinéma révolue que je trouvais réconfortante." Le moteur est lancé, Gans écoute à peine les questions. Impossible de l’interrompre: "Je vis dans la douleur que le cinéma européen ne soit plus ce qu’il a été. Campés sur leurs positions culturelles, c’est le cinéma cérébral contre le cinéma de divertissement hollywoodien. Le cinéma français est très arrogant, il se croit le remède contre le cinéma américain qui, effectivement, est généralement assez mauvais. On pense qu’il y a d’un côté des films pour ados et travailleurs émigrés, et, de l’autre, des grands films culturels. En invitant dans mon film la fille de Rosetta, le type de Vénus Beauté et le gars de La Haine, je tente de faire cohabiter les deux genres. Mais cette démarcation est terrible. Je regrette ça! Comme on sait que l’amour du cinéma est profondément fétichiste et nostalgique, c’est très facile de concevoir une mélancolie forte. Mon sentiment général face au cinéma est assez triste en fait. C’est pour ça que je voulais que le film soit raconté à la première personne par un type qui va être emmené à l’échafaud. La fin du film, je la veux mélancolique." Et même si ce diable de réalisateur se dit très friand de jeux vidéo, "un vocabulaire intéressant, de plus en plus mythologique et structuré", il fonctionne sur le souvenir. Mais ce sentiment fait-il avancer la création? La question l’agace: "Je ne sais pas", lâche-t-il.

Qu’importe. Cette mélancolie cinéphilique s’accorde par exemple très bien avec la conception de la chevalerie présentée dans Le Pacte des loups, une théorie qui tourne autour de John Woo, un ami, et du réalisateur de Hong Kong Chang Cheh. "Chang a réalisé un film qui s’appelle La Rage du tigre, un film qui m’a bluffé par sa violence, son côté baroque, sa vision de la chevalerie qui était apocalyptique. John Woo était l’assistant de Chang Cheh. Sur Le Pacte…, on retrouve le monteur David Wu qui a commencé son métier en montant La Rage du tigre, à 16 ans; et Philip Kwok, chorégraphe des combats, aussi découvert par Chang Cheh. On est tous liés par l’exemple de ce type qui a dépeint la chevalerie en des termes inconnus en Occident. Ici, les chevaliers marquent le début de la civilisation; en Asie, c’est la fin d’un monde. Je trouvais intéressant d’aborder cette notion dans Le Pacte…, au milieu du XVIIIe, même si les jeunes spectateurs en France ne savent même pas ce qu’est le siècle des Lumières. Pour ça, j’ai travaillé sur l’idée que si on ne veut plus de dragons, on ne veut plus de chevaliers; si on veut tuer nos peurs, on va tuer les gens qui nous protègent de ces peurs." La logique du baroque…

Le tournage d’un pointilleux
Christophe Gans se reconnaît donc formaliste… et amoureux du studio. Tourné en majorité à l’extérieur, dans les montagnes et sous la pluie, avec du mécanique, du numérique, des grues, et des animaux dressés, Le Pacte des loups a ce côté clinquant et faux qu’avait le studio dans les années 30 et 40. Fétichisme, toujours: pour la scène de la première rencontre entre Émilie et Fronsac, sur une terrasse, le réalisateur a attendu un coucher de soleil digne du meilleur technicolor, "comme dans Scaramouche, avec Stewart Granger"; et dans la scène où les héros traquent la bête, il a fait recouvrir les pierres d’une carrière abandonnée avec du gazon de train électrique, "pour le côté étrange qui rappelle les décors polygonaux des jeux vidéo"! Gans admet néanmoins le danger d’un film où il n’y a pas de scènes en creux, où tout est maximisé dans le style comme dans le message: "C’est de l’hyper-cinéma; il va falloir que j’apprenne dans mes prochains films à faire des scènes simplement pour créer la fluidité." Mettant encore de côté une adaptation du Nemo de Jules Verne, Gans ne fera tout de même pas dans l’intimiste: il portera à l’écran les aventures de Bob Morane, avec un Vincent Cassel bien coiffé et bronzé dans le rôle-titre. Faire en creux et sans références ne sera pas facile…

Le bruit de la meute
Éclaté, éclatant, rafraîchissant, Le Pacte des loups est surtout déstabilisant pour la critique: voilà un film qu’on ne peut pas caser dans un tiroir. Le présenter, c’est jouer à la charade. Mon premier est une scène à la Fellini; mon deuxième, un bout de western; mon troisième fait kung-fu; mon quatrième est érotique ou horrifique; et mon tout est un film d’aventures hétérogène qui ne manque pas d’unité! Étonnamment, le réalisateur Christophe Gans a réussi ce patchwork: il a créé un hybride divertissant, unique dans le paysage cinématographique français.

Gans et le scénariste Stéphane Cabel (un premier scénario!) sont partis du mythe encore obscur de la Bête du Gévaudan, mythe selon lequel, entre 1764 et 1767, une bête inconnue aurait tué plus de 100 personnes, surtout des femmes et des enfants, dans la région au nord des Cévennes. On les retrouve déchiquetés, éventrés, démembrés. La bête fait un carnage au point d’agacer le bon Louis XV. Il fait envoyer ses meilleurs chasseurs de loups, mais rien n’y fit, jusqu’au jour où un braconnier tue un gros loup et que cessent les massacres. Mais le mystère reste entier, et les fantasmes perdurent. Le terreau était idéal pour un film: monstre sanguinaire, Siècle des lumières (la raison et la science contre l’obscurantisme des croyances), et cavalcades chevaleresques à travers champs. Gans a brodé avec adresse autour de la légende, la bombardant de ses amours cinéphiliques et construisant un vrai film populaire, comme il en existait quand Bébel jouait dans Cartouche et Jean Marais, dans Le Bossu. Imaginez un film qui ne tient pas compte de la véracité historique, à l’heure où la notoriété d’un Vatel ne passe que par la connaissance livresque des conseillers aux costumes: cela vaut le coup d’oeil.

On bouscule donc allègrement les habitudes: Grégoire de Fronsac (Samuel Le Bihan), naturaliste éclairé, intellectuel et coureur de jupons, peut aimer deux femmes à la fois, la ronde Marianne (Émilie Dequenne) et la brûlante Sylvia (Monica Bellucci); il est accompagné de Mani, un Mohawk maître en arts martiaux (Mark Dacascos). Pour traquer la bête, les deux hommes ont l’aide d’un candide qui va aussi au bordel, le marquis d’Apcher (Jérémie Régnier, puis Jacques Perrin). Un Vincent Cassel vampirique du plus bel effet leurs met des bâtons dans les roues; Jean Yanne sort des blagues; et Jean-François Stévenin est une inquiétante éminence grise. Et la bête est mi-mécanique, mi-numérique. Il y a plus réaliste comme mise en bouche…

On a le droit de rire quand Le Bihan tire au ralenti sur des citrouilles ou quand Cassel dégaine une arme infernale de son cru. On peut soutenir que cette histoire a des longueurs, que le suspens s’étiole, et que les acteurs ne jouent pas leur meilleure carte. Peu habitué de voir un film de genre exploser sur les écrans, le bon goût a de quoi perdre l’équilibre. Mais la sincérité de la démarche est flagrante. Bien sûr, la mécanique est présente, le travail des techniciens est plus visible que celui des acteurs, mais la machine n’est pas sans âme. Regardez bien: chaque scène est pleine de vie, fougueuse et fouillée, travaillée chaque fois vers le plus original, dans le choix des angles, des costumes, et de la mise en place de l’intrigue. Ce sont des tableaux, certains sont injustifiés et on se demande ce qu’ils foutent là; mais d’autres sont superbes (plan large dans l’église ou caméra filante qui suit les battues). En vue d’ensemble, l’impression de fouillis multicolore et baroque qui se dégage a quelque chose d’inachevé, d’outrancier et de généreux qui rend le film sympathique. À côté, Sleepy Hollow, de Tim Burton, qui reprend aussi un mythe national au cinéma, fait presque sérieux…

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