Lumumba-Raoul Peck : Le conquérant
Cinéma

Lumumba-Raoul Peck : Le conquérant

À travers le destin exemplaire de Patrice Lumumba, premier ministre du Congo assassiné en 1961, RAOUL PECK met au jour un passé récent, afin d’éclairer le monde d’aujourd’hui. Rencontre avec un cinéaste tenace.

Il y a 10 ans, Raoul Peck réalisait Lumumba, la mort d’un prophète, essai documentaire dans lequel le cinéaste haïtien mêlait la petite histoire – celle de son enfance passée au Congo – à la grande, l’indépendance congolaise, menée par Patrice Lumumba, premier ministre farouchement nationaliste, assassiné quelques mois après son arrivée au pouvoir.

Après trois documentaires, deux longs métrages, dont L’Homme sur les quais, acclamé à Cannes en 93, et presque deux ans comme ministre de la Culture d’Haïti, le cinéaste revient sur les lieux de son enfance, cette fois-ci par le biais d’une fiction tournée au Zimbabwe, dans laquelle il trace le portrait poignant et digne d’un homme qui incarna, jusqu’à la mort, "le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes".

Pourquoi cette envie de fiction, 10 ans plus tard? Rencontré au beau milieu d’entrevues en rafale, Raoul Peck répond avec chaleur et précision. "Parce que c’est un vrai thriller, qui touche des thèmes qui me passionnent: la politique, la mémoire, le changement. Il y a, bien sûr, le lien personnel, mais aussi la valeur exemplaire du cas Lumumba et de la crise congolaise, un jalon important à une époque charnière de la guerre froide et des indépendances africaines."

Le 30 juin 1960, après 80 ans de colonialisme belge, le Congo devient indépendant, quasiment du jour au lendemain. Kasa-Vubu (Maka Kotto), président indécis, et Patrice Lumumba (Eriq Ebouaney, remarquable), premier ministre radical, incarnent les deux tendances d’un pays qui doit tout inventer, aux prises avec la sécession du Katanga, riche région minière; le pouvoir belge qui s’accroche, et envoie ses "conseillers", puis ses militaires; l’intervention de l’ONU; l’armée qui se désintègre; les massacres; et le général Mobutu (Alex Descas), qui trahira son amitié avec Lumumba, pour une alliance plus profitable. Tout ça, sous le regard de 600 journalistes, venus du monde entier. Passant de la prison à la table ronde de Bruxelles, où se négocie l’indépendance, Lumumba et son parti sont propulsés au pouvoir, et l’ex-employé des Postes devient, à 36 ans, le véritable chef du pays, orateur charismatique, emporté par le chaos d’un pays en train de naître, fer de lance d’une Afrique unie, bête noire d’un Occident qui ne veut pas renoncer aux richesses du sol africain. Jusqu’à ce qu’il soit fait prisonnier par les soldats de Mobutu, livré aux Katangais, et fusillé, dans la savane, en janvier 61.

"Je n’ai rien inventé, précise Peck: tous les personnages, chaque péripétie, presque tous les dialogues sont authentiques. C’était une vraie mine d’or." Une telle somme d’information et d’opinions, souvent contradictoires, qu’il aura fallu plus de huit versions du scénario avant que celui-ci ne trouve sa forme définitive, avec la collaboration de Pascal Bonitzer. Sans manichéisme, et sans va-et-vient systématique entre le lyrisme et la sobriété, l’explicatif et l’impressionnisme, l’intime et le public, l’autocritique et l’accusation, Lumumba brosse un tableau fouillé et sans fouillis, clair et sans schématisation d’une période chaotique et exaltée. C’est le regard lucide et engagé d’un cinéaste sur un destin exceptionnel, sur le parcours fulgurant d’un homme mort pour ses idées.

Ayant accepté une offre qu’il ne pouvait pas refuser (bien qu’il dût suspendre le financement de Lumumba pendant trois ans), Raoul Peck fut ministre de la Culture d’Haïti en 96-97: "un voyage dans les coulisses de la politique", qui, indirectement, nuança le regard du cinéaste. "Ça m’a aidé à me sentir plus proche de Lumumba, à mieux comprendre ses moments de découragement, de colère, de peur, et à mieux mesurer l’écart entre les ambitions qu’il avait pour son pays et la réalité du pouvoir politique. Ça amène aussi plus de modestie dans le jugement d’un homme. Je ne montre pas Lumumba comme quelqu’un qui détient la vérité. Il a fait ce qu’il pouvait, avec qui il était. Imaginez cet homme qui, du jour au lendemain, se retrouve face aux pays les plus puissants, aux politiciens les plus aguerris. C’était une tâche énorme."

Quarante ans plus tard, en Afrique ou en Europe de l’Est, au Moyen-Orient ou en Amérique latine, la planète est encore déchirée entre profit et indépendance, exploitation et liberté, colonialisme déguisé et luttes pour l’autonomie. Raoul Peck, vous êtes plutôt optimiste ou plutôt pessimiste? "Je viens d’un pays très pauvre, où les gens ne peuvent pas se permettre de penser en ces termes-là. Ils doivent survivre. Quant à moi, qui suis un privilégié, je me demande seulement ce que je peux faire tout de suite, et à long terme. De toute façon, il faut se battre. Un pays ne peut pas disparaître, même s’il n’y a plus de limites à l’horreur, comme au Rwanda ou bien, aujourd’hui, avec le sida. Il faut espérer que chaque citoyen prenne sa vie entre ses mains, et ne la laisse pas totalement à la politique et à l’économie, qui n’ont plus aucun rapport avec le quotidien des gens."

Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du dernier Festival de Cannes, Lumumba est un jalon important dans le parcours d’un cinéaste qui, pour l’instant, a "des offres intéressantes aux États-Unis", et qui travaille avec Russell Banks sur l’adaptation du roman Continental Drift. C’est surtout un film droit et vivant, qui, tout en "combattant les fantasmes" (selon la belle expression du cinéaste) que nous pouvons entretenir sur l’héroïsme, met en lumière une humanité capable du pire comme du meilleur.

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