La Chambre du fils : Nature morte
Cinéma

La Chambre du fils : Nature morte

Comment fait-on pour vivre après avoir perdu un fils, un frère? Palme d’or au dernier Festival de Cannes, La Chambre du fils, de NANNI MORETTI, n’apporte pas de réponses, mais montre, avec justesse et précision, comment l’art peut aider à vivre. Bouleversant.

Dans l’un de ses tableaux les plus célèbres, Cézanne a peint des fruits dans une coupe, sur une table. On retrouve presque la même image dans La Chambre du fils, nature morte devant laquelle une femme (Laura Morante) est attablée, déjeunant, quelque temps après avoir perdu son fils de 18 ans (Giuseppe Sanfelice), mort dans un accident de plongée. Le père (Nanni Moretti), psychanalyste dans une ville côtière du Nord de l’Italie, est écrasé de culpabilité; et la soeur aînée (Jasmine Trinca) fait ce qu’elle peut pour survivre à cette amputation fraternelle, seule face à l’amour et au chagrin de ses parents. Palme d’or au dernier Festival de Cannes, La Chambre du fils est la bouleversante autopsie d’une famille en deuil, un sismographe tendrement douloureux de la souffrance partagée, mais qui sépare.

Par petites touches, avec une justesse sidérante, Moretti examine le deuil à la loupe, chacun des membre de la famille le vivant à sa façon. Le père, anéanti, qui va s’étourdir dans une fête foraine, qui se remet à travailler de suite, et qui cherche des réponses jusque dans un magasin d’équipements de plongée, mais qui constate très vite les limites de son agitation. La mère, broyée, qui se relèvera peu à peu, s’accrochant à la vie de son fils, plutôt qu’à sa mort. La soeur aînée, coupable de survivre, qui pleure dans les cabines d’essayage et se défoule dans le sport. C’est par l’entremise d’une jeune fille nommée Arianna (Claudia Della Seta), blonde d’un été du garçon en allé, que la famille, égarée dans les dédales de la douleur, retrouvera le fil de sa vie. Magnifique séquence finale où l’espoir recommence à poindre, et qui s’achève dans une aube de nuit blanche…

Habitué de la Croisette, Moretti aura dû attendre jusqu’au printemps dernier pour recevoir la Palme d’or. Certains y ont vu la reconnaissance d’un film soi-disant consensuel, une récompense accordée à une oeuvre (neuf longs métrages, depuis Je suis un autarcique, en 1976) plutôt qu’à un film. Mais ce film, qui témoigne de l’évolution d’un vrai créateur, est tout aussi marquant, pris isolément ou comme étape d’un parcours singulier et conséquent, de La messe est finie à Aprile, en passant par Palombella Rossa et Journal intime. On pourrait ergoter longtemps sur les raisons qui ont poussé un réalisateur coutumier de l’ironie cinglante et de la critique sociale à se tourner vers le drame intimiste. Progression naturelle? Abdication politique d’un citoyen au pays de Berlusconi? Intériorité d’un intellectuel dilettante confronté aux réalités de la paternité? Laissons les analyses sémiologiques aux spécialistes, et contentons-nous de dire que Moretti a brillamment négocié le virage du "changement dans la continuité", en abordant son sujet de front. Aurait-il pu le faire autrement?

Mélodramatique, La Chambre du fils? Vraiment pas. Sans aucune sécheresse ni faux-fuyants, Moretti évite les débordements. On y pleure, bien sûr, mais le cinéaste coupe toujours ses séquences avant qu’elles ne versent dans le pathos. C’est dans la précision de sa vision que l’émotion nous rattrape: le cercueil que l’on soude à tout jamais; la mère qui, presque par inadvertance, sent un vêtement de son fils; le père qui, en entendant une phrase biblique – "Si le maître savait à quelle heure vient le voleur, il ne serait pas cambriolé." – , se révolte et lance: "Qu’est-ce que ça veut dire, cette phrase à la con?!"; la soeur aînée qui apporte le petit-déjeuner à la chambre de sa mère, incapable d’affronter une table où il y a toujours quatre chaises…

C’est dans cette économie de moyens qu’on reconnaît la patte sobre du cinéaste, dans ces scènes courtes, dans ce refus de l’effet, dans cette recherche de la vérité du moment, y compris dans celle des acteurs, tous rigoureusement justes. Dans la musique aussi. Qu’il s’agisse des mélodies de Nicola Piovani, coulant comme une eau vive, entre la berceuse et l’élégie, ou de By the River, complainte déchirante de Brian Eno, la musique épouse parfaitement celle du cinéaste, douce et déchirante. S’il y a excès, c’est dans la première partie, alors qu’on y dépeint une famille complice, heureuse, légère, idéale jusque dans ces petites lâchetés. S’il y a de la complaisance, c’est dans ces nombreuses scènes entre le psy et ses patients, où le cinéaste semble s’égarer dans des "bulles d’air" souvent inutiles. Cela dit, l’un et l’autre se justifient par leur fonction dans la fiction: la félicité familiale, comme repoussoir de l’horreur à venir; les séances de psychanalyse, comme l’illustration d’un désir d’oubli dans le travail et de compréhension intime de soi-même.

Veuve ou orphelin: si l’on peut nommer quelqu’un qui a perdu un compagnon ou un parent, il n’existe aucun mot – du moins en français – pour ceux qui perdent un enfant. La situation serait-elle au-delà du langage? Question pertinente pour un film dont le personnage principal est psychanalyste, lieu par excellence de la parole salvatrice -, personnage qui abandonnera, d’ailleurs, sa pratique…

Alors, que répondre à ce Pourquoi inadmissible? Pas grand-chose, sinon montrer trois êtres blessés, ensemble, au bord d’une plage, marchant dans des directions différentes. Trois êtres pour lesquels il y aura toujours la vie avant, et la vie après. Et qui continue. Cinéaste de la joie, dans ce qu’elle a d’indicible, Nanni Moretti est devenu, aussi, celui de la douleur dans ce qu’elle a d’innommable. C’est un grand cinéaste, et La Chambre du fils, un grand film.

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