Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain : La fantaisie a encore frappé…
Cinéma

Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain : La fantaisie a encore frappé…

La vie rêvée d’Amélie est à nos portes. Film-événement qui redonne de l’énergie au cinéma français, bouffée fantaisiste ou oeuvre désuète et populiste: le destin de ce film est de faire parler de lui.

Il faut les voir sortir de la salle. Les gens sont radieux, tant les mamies que les ados; ils ont les yeux ronds et le sourire béat. Tous quittent le cinéma avec l’envie que la magie continue une fois dehors… L’engouement général est dû à un film: Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet. Comme si on était collectivement tombés amoureux, craquant pour un film rassembleur, celui qui accueille les cinéphiles, les cinéphages, les pas-trop-ciné et les autres; celui qui mêle le cinéma de papa et les effets clips; un style personnel et une portée universelle. Coup de coeur.

Au début du mois d’août, après 15 semaines d’exploitation, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain avait été vu par sept millions de Français. Le film de Jeunet sort en Allemagne, en Angleterre, et sera bientôt à l’affiche en Espagne, au Japon, au Canada et aux États-Unis. Le réalisateur a passé l’été à courir, de la Corée au Festival d’Édimbourg, pour vendre son Amélie from Montmartre (titre anglais). Au printemps, la classe politique française avait déclaré avoir vu et apprécié le film; et le président Chirac a même eu droit à un visionnement privé à l’Élysée. Rien qu’en France, on dénombre plus de 400 critiques positives, contre 6 négatives. Et durant le Festival de Cannes, deux sujets retenaient l’attention médiatique: les aventures de Loana et de ses camarades de cellule de Loftstory, et le fait qu’Amélie Poulain ne soit pas présenté sur la Croisette. En ce qui nous concerne, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain vient clôturer la 25e édition du FFM et sort en salle le 7 septembre. Enfin…

On parle de quoi sous l’auréole?
On parle d’un petit film chouette comme tout, s’acheminant vers le film culte; d’un bonbon qui fond sur la langue, d’un conte de fées cousu de coton blanc. Nous sommes à Montmartre, c’est l’été, Lady Di vient d’avoir son accident, et Amélie Poulain (Audrey Tautou) décide de réparer la vie des autres. Elle est serveuse au café Les deux moulins, rue Lepic, et trouve le moyen d’effacer les irritants dans la vie de Raymond Dufayel (Serge Merlin), homme fragile qui reproduit Les canotiers de Renoir une fois par an depuis 20 ans; de Lucien (Jamel Debbouze), l’aide-épicier qui aime écouter les endives; de Madeleine Wallace (Yolande Moreau), la concierge qui pleure son mari parti avec une poule dans la Pampa, et de Georgette (Isabelle Nanty), la buraliste hypocondriaque. Mais qui va s’occuper d’Amélie, dont le coeur bat pour Nino Quincampoix (Matthieu Kassovitz)? Sa mère, Amandine Fouet (Lorella Cravotta) a été écrasée par une touriste québécoise suicidaire, et son père, Raphaël Poulain (Rufus) n’aime que son nain de jardin…

On parle surtout de fantaisie. Après avoir réalisé l’opus quatre des Alien: Alien, la Résurrection (1997), Jean-Pierre Jeunet disait avoir eu envie de souffler. Hollywood a été une expérience, mais pas sa tasse de thé. Il y avait urgence pour un petit film perso. Et avec Amélie Poulain, ce qu’il croyait un délire intime est devenu celui du plus grand nombre. En deux films pourtant, l’imaginaire de Caro et Jeunet avait déjà séduit de façon massive, puisque le duo dynamo avait pondu Delicatessen (César de la meilleure première oeuvre en 1991) et La Cité des enfants perdus (le film français le plus vu en Amérique en 1995). Entre le techno (Marc Caro) et le rêveur (Jean-Pierre Jeunet), l’entente a été courte et fructueuse. En laissant tomber le look post-nucléaire des films précédents, Jeunet ouvre son magasin de farces et attrapes, sa boîte à souvenirs. En solo, son cinéma dévoile un visage plus humain, un réalisme poétique à la française, où l’on tord avec humour les images d’Épinal pour en extraire toute la nostalgie.

La vie en rose
Les Américains vont certainement le sacrer "a feel good movie", un film qui rend heureux. Mais Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, c’est encore plus que ça. Voilà une oeuvre qui vient de remettre au goût du jour une qualité rare au cinéma: la fantaisie. Un truc fragile, la fantaisie! C’est l’imagination au service de l’originalité; la mise en évidence de l’inutile, de l’extravagance, de la lubie, du petit rien, du grain de folie passager. C’est pas sérieux, on n’en a pas besoin, ça aurait pu rester dans la marge; mais qu’est-ce que c’est bon quand ça arrive… Dans cette catégorie, on pioche un peu partout, dans Brigadoon et Le Roi de coeur, dans les films de Jacques Demy et ceux de Philippe de Broca, dans Chacun cherche son chat et parfois dans Ghost World. La fantaisie est une section non répertoriée et atypique, trop volatile et intime pour la mettre dans les livres. Mais avec Amélie Poulain, c’est le bouquet.

Pour créer sa fantaisie, Jeunet ne s’éparpille pas: il avance sur une voie (la nostalgie), avec une méthode scénaristique (la réaction en chaîne) et un style (le maniérisme graphique). Comme il l’avait fait pour Delicatessen, il déroule son histoire sur le principe de la cause à effet. Les événements s’imbriquent les uns dans les autres à partir de la ligne de départ (Amélie a eu une enfance triste, elle rendra les autres heureux). Charité bien ordonnée, le film commence par un "j’aime/j’aime pas" des petits plaisirs de la vie (Amélie aime briser la croûte des crèmes brûlées avec la pointe de la petite cuillère; faire des ricochets sur le canal Saint-Martin et plonger la main dans un sac de grains). Sa générosité fait ensuite boule de neige, bouleversant les pions sur l’échiquier de son quartier. Grâce à elle, les méchants deviennent inoffensifs, les faibles deviennent costauds, et les perdus se trouvent. En déroulant cette série de faux hasards qui permettent en effet de croire que le destin a quelque chose de fabuleux, Jeunet joue la nostalgie mais avec des outils ultra modernes. Voici le Zazie dans le métro de l’ère numérique. Avec le système d’étalonnage Duboicolor (procédé numérique pouvant modifier indépendamment les teintes, la saturation et la luminosité, déjà utilisé dans Le Pacte des loups), il a reconstruit, au millimètre près, un Paris fantasmé: celui des photographies de Robert Doisneau, des films de Carné et de Tati, des poèmes de Prévert, et du panache délicieux de Queneau. Un Paris qu’il dit avoir rêvé en débarquant de sa Lorraine à l’âge de 20 ans, et qu’il a gardé au chaud dans son tiroir secret, à côté de sa chanson préférée Le Petit Bal, de Bourvil. Alors, pour les beaux yeux d’Amélie, Jeunet a gommé les voitures stationnées en double, les affiches laides du métro, les graffitis sur les murs, les crottes de chiens sur les trottoirs et la grisaille permanente. Là, le ciel est joyeux, la foire du Trône resplendit, le Sacré-Coeur ressemble à un chou à la crème et le véloSolex fait la loi. C’est la vision du beau selon Renoir. Yann Tiersen concocte des valses à l’accordéon, et André Dussolier prête sa voix de conteur. Mais ce petit bal populaire aux couleurs vives n’a rien d’un tableau approximatif, conçu à la va-vite avec les moyens du bord. On parle d’une construction très méticuleuse. La poésie d’Amélie n’est pas une génération spontanée: il y a oeuvre de cinéma. Avec une omniprésence de la caméra, jouant avec les focales et les angles de vue baroques à travers les lunettes, un trou de souris ou un périscope; avec les accélérations et les arrêts sur images; par les nombreux regards caméras et les objets qui prennent vie, Jeunet a bâti une mise en scène pressée comme un jeu vidéo et syncopée comme un clip. Il a contrôlé au quart de poil le flux de son imagination, a balisé toutes les avenues poétiques, et par là, a dirigé tous nos élans émotifs.

Mais en magicien habile, il a fait passer la manipulation au second plan. Car une fois l’artificiel établi, impliquant une quasi-interactivité entre le film et le spectateur ("Et si elle changeait votre vie?" phrase posée en accroche du film), ce jeu de hasard numérisé ne pouvait tenir sans le suspense amoureux du scénario et sans le talent des acteurs. Et tout ce qu’on garde, c’est l’humain; le piquant d’Audrey Tautou (déjà évident dans Vénus Beauté Institut), qui partage avec Hepburn un prénom et une fraîcheur mutine; la séduction de Kassovitz; le choix judicieux des portraits; les minuscules moments d’émotion et de drôlerie et les obsessions délicieuses de chacun. Film que l’on peut décortiquer autant par la tendresse que par le graphisme, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain rappelle que le cinéma est une architecture visuelle et auditive sophistiquée, une machine à générer l’émotion. Comme l’a déjà souligné son auteur en entrevue: "Si mon film entre dans la catégorie film qui rend heureux, de ce fait, il devrait être remboursé par la Sécurité sociale." Bon plan…


Amélie Poulain: un film fasciste?
Dans les meilleures histoires, il y a toujours une sorcière qui se penche sur le berceau. L’emballement pour ce film est compréhensible; la presque unanimité des réactions avaient cependant de quoi surprendre, et d’échauffer des esprits dissidents, dont celui de Serge Kaganski, rédacteur en chef adjoint cinéma du magazine Les Inrockuptibles qui, dans les pages de Libération, a sorti tout son venin, le 31 mai dernier: "image sentimentalo-passéiste", "taxidermie animée", "fantasme démagogique et superficiel de population prolétaire", et enfin "Si le démagogue de La Trinité-sur-Mer (Jean-Marie Le Pen, NDLR) cherchait un clip pour illustrer ses discours, promouvoir sa vision du peuple et son idée de la France, il me semble qu’Amélie Poulain serait le candidat idéal." Pourquoi tant de hargne, M. Kaganski ? "Je n’avais pas aimé le film, explique le critique parisien au téléphone. Je ne voulais pas forcément écrire dessus, mais des gens ont commencé à prendre sa défense, condamnant le mépris des intellectuels envers un film qui était une chose simple comme le bonheur… Ça m’a énervé. Je trouvais ça surréaliste, alors j’ai répondu, pour qu’il y ait au moins un article contre. C’est vrai que je l’ai écrit à chaud, et que je n’ai pas revu le film; mais je suis toujours en accord avec ce que j’ai dit. Je conçois qu’on puisse aimer Amélie…, mais je trouve sa poésie frelatée. Si j’ai traité ce film de poujadiste (du vieux mouvement populaire de droite), je ne dis pas que c’est conscient de la part de Jeunet. Dans sa représentation du peuple et de Paris, il y a un côté très schématique. Je comprends qu’on puisse faire des fables, je ne suis pas un acharné du documentaire, mais un conte, c’est intemporel, alors qu’Amélie… se passe au moment de la mort de Lady Di. Et puis, Jeunet a un sens de l’esthétisme et un contrôle d’une maniaquerie absolue, ce qui donne un pouvoir sur les masses; il n’y a plus de zones d’ombre et de hors-champ. C’est l’équivalent du fast-food: les émotions sont surgelées, décongelées, mais il n’y a pas de temps de cuisson." Vlan, dans les dents. "Dans une société démocratique, la polémique a du bon, ajoute-t-il. C’est mieux pour le film qu’il y ait un débat plutôt que de jouer les rouleaux compresseurs et d’anesthésier les consciences." Certes, mais avec le recul, Amélie n’aurait même pas droit à un bon point?: "Si, Audrey Tautou. Beaucoup de charisme." Sans aucun doute.

À Ex-Centris dès le 7 septembre (en français avec sous-titres anglais)
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