Denis Chouinard : Les yeux grands ouverts
Cinéma

Denis Chouinard : Les yeux grands ouverts

L’Ange de goudron est un film politique; un genre endormi qui pourrait se réveiller. Avec un second long métrage qui traite encore d’immigration, DENIS CHOUINARD pose un geste assumé et réfléchi. Retour sur le travail d’un contestataire.

Si Denis Chouinard semble à son aise dans le lobby de l’hôtel Wyndham, réveillé de l’apathie par le FFM, ce n’est qu’une impression: son second long métrage, L’Ange de goudron, a tout de même ouvert l’édition anniversaire du Festival des Films du Monde et il s’apprête à le lâcher en salle dès le 7 septembre. Et vogue le navire! On serait nerveux à moins… L’attention médiatique est rivée sur lui, mais le jeu n’est plus le même depuis Clandestins. Son premier film, coréalisé avec Nicolas Wadimoff en 1997, a reçu des tonnes d’éloges (sept prix et une présence en sélection officielle dans plus de 25 festivals internationaux). Le film valait cet enthousiasme, et, bien que la foule ne se soit pas précipitée aux guichets, les critiques ont levé les pouces tous en même temps pour cette histoire forte, rythmée et claustrophobique de passagers clandestins, coincés dans la cale d’un cargo entre la France et le Canada. Mais que la foule boude ou ne boude pas, l’étape d’un second film est généralement peu aisée. Exit l’effet de surprise.

De toute façon, pour L’Ange de goudron, qui parle d’immigration, un sujet aride et peu traité au Québec, ce ne fut pas un accouchement facile. "J’ai eu une gestation douloureuse, explique Chouinard, sourire en coin et pince-sans-rire. La prochaine fois que je réalise un film, c’est sûr, je fais une adaptation! Le scénario a nécessité deux ans d’écriture. J’ai fait beaucoup de recherches et d’entrevues. Ça m’a pris du temps pour trouver une structure qui ne perdrait pas tout le monde." Car l’intention est claire: on veut ratisser plus large. Les critiques, c’est gentil, mais ça ne nourrit pas son homme: "C’est sûr qu’il y a beaucoup d’attentes par rapport à Clandestins. L’Ange de goudron est un film moins trash, plus grand public; mais je crois que j’ai gardé la même intensité pour véhiculer mes idées. Je dirais même que L’Ange de goudron est plus riche, et deale avec des choses plus fines. J’ai gardé le côté rugueux du premier, mais en ajoutant de la poésie et de l’humour." Clandestins parlait d’un groupe d’immigrants qui voguaient vers le Québec; L’Ange de goudron a suivi leur parcours une fois sur la terre ferme, et va jusqu’à l’obtention des papiers. Chouinard a choisi une famille d’Algériens qui, à la veille de recevoir ses papiers canadiens, fait face à un mur: la découverte par le père du fait que le fils aîné milite de façon intensive au sein de CRISCO, une cellule d’actions antigouvernementales. Pas le chemin idéal pour l’obtention d’un passeport. Pourquoi l’Algérie? "Dans le monde des journaux et de la télé, ça fait chier que le monde arabe ne soit qu’une coulée de sang. J’ai voulu montrer que ces gens-là avaient simplement les mêmes aspirations que ceux de la rue Panet."

Au bout des idées
Lors du tournage, en février dernier, près de la rue Saint-Denis à Montréal, la neige tombait drue sur une nacelle où se balançaient des contestataires. Et Chouinard, attentif à chaque geste, dirigeait avec une aisance faussement bonhomme le bazar ambiant d’une scène en extérieur. Un artiste dans son élément. À ce moment, les yeux ouverts à la fois sur le monde qu’il était en train de recréer et sur celui qui lui servait de modèle, il avait dit: "Je veux être témoin." Et c’est peut-être cette phrase qui le qualifierait le mieux… Chouinard, 37 ans, par lui-même: "Je viens d’un milieu blanc francophone, j’ai grandi à Laval. Mes parents se sont sacrifiés pour qu’on fasse des études; comme beaucoup de familles, comme celle du film. Je me tiens informé, j’essaie de comprendre le monde qui m’entoure. Je suis pessimiste, mais j’essaie de ne pas l’être." Fin de citation. On ne se refait pas. Même s’il se demande s’il va être fâché comme ça toute sa vie, la prise de position est une situation évidente pour Chouinard; et les problèmes reliés à l’immigration ont encore de quoi alimenter autant de colères que de films.

Justement, pour essayer de comprendre, le réalisateur a fait ses devoirs. Il a attendu d’avoir une version "acceptable" du scénario pour aller le peaufiner à Paris, chez Costa-Gavras. Chouinard avait rencontré le réalisateur de Z durant Clandestins. Le grand cinéaste et sa femme avaient adoré le film et l’ont invité deux mois durant, à travailler chez eux, la tête libre. "J’ai travaillé sous son égide, explique-t-il. J’écrivais presque tous les jours et il me faisait ses commentaires. On parlait surtout de la structure, de la quincaillerie du cinéma." Dans les nombreuses conversations politiques entre deux réalisateurs engagés, le plus vieux n’a pas forcément influencé le plus jeune: "J’avais déjà mes motivations", dit-il. Mais Costa-Gavras lui a fait part de sa vision du cinéma, c’est-à-dire: ne pas s’énerver et apprendre à se laisser aller. "Ce qui est plutôt bien, parce que j’aurais une tendance à l’autocensure! ajoute-t-il. Par exemple, pour plusieurs raisons, je n’avais pas mis la finale avec l’avion. Costa-Gavras m’a dit que ce n’était pas à moi de me censurer. Alors que j’aurais eu tendance à ménager mes transports, il m’a dit de foncer. Ce type-là est exemplaire." Et parce qu’il voulait en savoir plus encore, Chouinard est allé fouiner du côté de Londres, pour étudier des groupes d’activistes. "J’ai calqué mes réunions du groupe CRISCO sur celui de Reclaim The Street, un groupe très intelligent et iconoclaste." Et puis, sont entrées dans la construction du scénario, les histoires personnelles, celles qu’on entend dans une binerie vietnamienne ou celles véhiculées dans un bureau de l’immigration; et les rencontres, quand on croise la route de Roumains à qui on refuse l’entrée au pays. "J’ai eu l’ocasion de parrainer des gens qui voulaient venir ici, et je peux assurer que mon film est light!"

Alors, avec un scénario béton et avec la réalité pour tremplin, Chouinard a foncé. "On m’a déjà dit que mon film allait un peu loin. On m’avait aussi dit ça pour Clandestins, que ça ne se passait pas comme ça. Mais je n’ai pas à en rougir: j’ai voulu un statement grossier, aller un cran en avant. Je ne fais pas de documentaires! Par exemple, ce groupe, CRISCO, c’est l’idée d’une certaine jeunesse qui utilise des moyens forts dans une société de plus en plus verrouillée et inchangeable." Appel à la révolte? "Non, plutôt un appel à l’activisme, une façon de montrer ce qu’on peut faire. Il faut voir le film dans son aspect global: plus on élève les frontières et plus les moyens seront radicaux pour les traverser." Quand le citoyen Chouinard parle politique, il n’y a plus beaucoup d’humour dans sa voix. Idem pour l’artiste. "Je veux faire réagir à ma manière. Ça ne sert à rien de recopier ce qu’il y a dans les journaux, le cinéma n’est pas un relais. On doit aller plus loin. C’est sûr que j’ai un peu peur de la réaction des gens qui n’ont pas forcément envie de se faire dire des choses. Je suis à 20 pieds derrière les starting blocks: ce n’est pas une histoire romantique! Mais une expulsion, c’est violent." Émigrer, c’est être déstabilisé, et Chouinard a voulu montrer le Québec à travers les yeux d’un étranger. "La liberté n’est pas évidente, nulle part. Tous les gens ne sont pas les bienvenus. Et c’est douloureux de s’acclimater. Les gars qui sont comme ça, en attente de papiers, ils ont la chienne de leur vie, ils ont peur de traverser la ligne, peur du mauvais pas! T’apprends à ramper avant d’avoir tes papiers…" Cet étranger, c’est Zinedine Soualem, qui joue le père soumis qui va s’éveiller; "Zinedine, c’est le meilleur acteur avec qui j’aie travaillé. En le choisissant, je savais qu’il n’allait pas me faire la vie facile, mais qu’il pouvait amener le personnage plus loin."

L’union fait la force
Chouinard sent que le vent tourne. Les artistes, comme les autres, se réveilleraient-ils? "Je considère qu’on a toujours fait des films politiques au Québec. Mais après le premier référendum, il y a eu une vague de films insipides. On s’est désolidarisés de notre cinéma. Mais là, je trouve qu’on est en train de refermer cette parenthèse et la jeune génération fesse dans le dash. On est chanceux parce, contrairement à de nombreux pays, on a un cinéma qui a une histoire, des bagages: dans les années 70, les films québécois étaient toujours en compétition à Cannes. Maintenant, des gars comme Bélanger ou Falardeau reviennent dealer avec une réalité contemporaine. Ken Loach a fait des petits!" Ce n’est pas un scoop: Denis Chouinard est un cinéphile acharné, et il aime surtout ceux qui dénoncent, de Guédiguian à Zonca; en passant par Laurent Cantet, pour Ressources humaines. Plus philosophe, durant le tournage de L’Ange de goudron, il pensait plutôt aux oeuvres d’Angelopoulos et de Kiarostami. Mais à savoir si le cinéma a encore un poids politique quelconque, la réponse fuse clairement: "On croit à la force du cinéma quand il sort des pages culturelles. L’Erreur boréale, par exemple. Là, ça change quelque chose, et on ne pense plus notre forêt de la même manière…" Vu le nombre de voies explorées par L’Ange de goudron, le film pourrait très bien se retrouver dans les pages de l’actualité. Mais dans les lièvres soulevés par ce film, c’est l’indifférence qui touche le plus l’auteur. "Combien y a-t-il d’histoires de survivance autour de nous? Avec ce film, je veux bâtir une passerelle. Que les gens se parlent… "