Éloge de l'amour : Papy fait de la résistance
Cinéma

Éloge de l’amour : Papy fait de la résistance

Il a réalisé environ 85 films, il est âgé de plus de 70 ans. Mais le cinéaste est un personnage plus célèbre que son cinéma. Parce que Jean-Luc Godard a un caractère légendaire, mais aussi parce que ses films ont l’hermétisme voulu, comme on le dit de la musique sérielle ou d’un livre de Joyce, pour ne pas plaire au plus grand nombre. Mais l’obscurité n’est jamais  complète.

Il a réalisé environ 85 films, il est âgé de plus de 70 ans. Mais le cinéaste est un personnage plus célèbre que son cinéma. Parce que Jean-Luc Godard a un caractère légendaire, mais aussi parce que ses films ont l’hermétisme voulu, comme on le dit de la musique sérielle ou d’un livre de Joyce, pour ne pas plaire au plus grand nombre. Mais l’obscurité n’est jamais complète. En regardant Éloge de l’amour, son dernier essai philosophique qui était présenté à Cannes, puis hors concours au FFM et qui sort en salle, on se dit même qu’avec l’âge – celui du cinéaste et aussi celui du spectateur qui suit sa filmographie -, les choses se clarifient. La lumière passe mieux, les idées également. Et on se laisse bercer par une forme artistique, qu’il qualifie lui-même de plus en plus proche du lyrisme.

Éloge de l’amour, c’est une trame amoureuse en deux temps filmée à contretemps. Dans la première partie, en 35 mm, et en noir et blanc, Edgar (Bruno Putzulu) est un cinéaste qui cherche une actrice, et qui tombe en arrêt sur Elle (Cécile Camp), puis il apprend qu’Elle est morte. Désirant savoir où il l’avait déjà vue, on retourne en arrière, dans la seconde partie du film, tournée avec une caméra numérique, en couleur et en Bretagne. Un émissaire de Washington vient visiter un couple de vieux résistants (Jean Davy et Françoise Verny) pour acheter leur histoire d’amour et de combat afin de la vendre à Hollywood. Leur petite-fille, Elle, est là pour vérifier la signature du contrat. Edgar est aussi présent pour visiter un ami du grand-père. Mais dans Éloge de l’amour, c’est surtout le mot éloge qui compte; parce que pour qui est de l’amour, on n’y comprend plus grand-chose quand il devient cérébral. Par contre, le regard de Godard sur les notions de temps passé et de l’Histoire est fascinante.

Le cinéaste prend un homme qui veut devenir adulte, étonnant Putzulu, un peu fantomatique mais terriblement charismatique. Or l’état adulte, selon Godard, est le plus malaisé au monde; il est un point mort entre l’enfance qui bouge, la jeunesse qui espère, et la vieillesse qui sait encore réfléchir. L’adulte étant un statu quo ambulant: il a besoin des vieux pour décoder le passé qui s’efface, et des plus jeunes pour apprivoiser l’avenir qui effraie. Lui seul ne peut rien. De cette hypothèse, les petites histoires du présent, dans un Paris gris et blanc, un Paris de la Nouvelle Vague, sont renvoyées à la force du passé. Au présent, l’avenir est sombre pour Godard (SDF sur un banc, désillusions amoureuses, fin de la solidarité ouvrière). Et le passé, coloré, et avec un procédé graphique actuel, devient conséquemment vivant. Par les nuages, la mer, la nature, les enfants qui bondissent, on peut retourner dans le passé pour bien envisager l’avenir. Par les mots des deux résistants, par les citations riches de littérature, l’Histoire est encore là. Et elle se transmet. Elle respire par la gueule animale de l’éditrice Françoise Verny. Elle résiste à la disparition. Et le plus beau de l’histoire, c’est que tout cela ne sera jamais dit, mais suggéré. On donne, mais on ne commente pas. On envisage, mais on ne produit pas un moule de pensées. À nous de réfléchir. C’est du Godard tout pur, qui n’a d’apaisé que son regard sur les objets, les choses et la nature. Le reste est une perpétuelle rébellion.

En conférence de presse au Festival de Cannes, Godard, gnome "allénien" derrière son cigare, était tout à fait conscient qu’il fait, plus que jamais, du cinéma de résistance. Parce que c’est le sujet historique du film, mais aussi parce qu’il y a résistance au temps qui passe de la part d’un artiste qui veut encore explorer, et résistance d’un cinéaste face à un ordre mondial du cinéma qui ne l’enchante guère. Ce qui vaut quelques pointes acerbes comme lui seul sait en distiller: face à Spielberg ("Je ne trouve pas que ses films soient excellents, je suis critique, mais je ne pense pas qu’il faille reconstruire Auschwitz), et face aux Américains en général ("On a signé un contrat avec un pays dont les habitants n’ont pas de nom!" dit-on dans le film). Provocateur encore, toujours poète, un peu inquiet, Godard est un philosophe-sensible qui répète son credo anti-télé, anti-standard, anti-production artistique pré-mâchée. "En gros, le cinéma n’a rien changé. Trop vite, tout de suite, ça a débouché sur la télé. Effectivement, les gens ont l’Histoire qu’ils méritent." Même s’il est un spécialiste des citations à l’emporte-pièce, il faut le comprendre: le bonhomme se sent tout seul dans son coin pour discuter le bout de gras, et l’isolement semble un choix forcé. Il reste que son cinéma est un tout artistique et conceptuel indispensable. Une position trop rare pour qu’elle tombe dans l’indifférence.

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