Mariages/Catherine Martin : Rêve éveillé
Cinéma

Mariages/Catherine Martin : Rêve éveillé

Par un premier long métrage sensible, la Québécoise CATHERINE MARTIN touche à l’essence même de la féminité, tout en proposant une vision de l’intérieur d’un Québec victorien. Un conte secret pour les sens.

Une des plus jolies images du film Mariages, et peut-être du cinéma en général, est une procession sur la grève. On le voit, entre autres, dans La Leçon de piano et dans plusieurs Fellinis, la marche au bord de l’eau symbolise une étape. Arrivée, ou départ vers un nouveau monde, elle annonce une autre histoire, un autre univers. Cette image nettoie l’esprit, et ouvre une porte. Dans Mariages, après une vieille chanson, chantée a cappella par Gabriel Gascon, des femmes en robes sobres et des enfants portant rubans marchent en file sur le bord du fleuve. Les acteurs viennent d’entrer en scène pour raconter l’étrange histoire d’Yvonne (Marie-Ève Bertrand), jeune fille de 20 ans que sa soeur, Hélène (Guylaine Tremblay), destine au couvent. Mais durant l’été, Yvonne découvre qu’elle est plutôt faite pour l’amour, qu’elle goûte avec Charles (David Boutin), et qu’elle est capable de prendre son destin en main. Un été pas comme les autres, où une mère décédée revient hanter les vivants, influant sur leurs destinées. Mariages est un film austère comme peut l’être la soie sauvage: une matière à la beauté brute et sans fioritures, mais au contact de laquelle la sensualité est évidente.

Pour un premier long métrage, Catherine Martin (Les Dames du 9e) a remporté le prix du scénario au dernier FFM, récompense méritée pour une histoire longtemps portée. "On m’avait raconté la vie d’une femme de ma famille, éloignée de l’homme qu’elle aimait par sa propre soeur, et qui a fini sa vie en institution, raconte la réalisatrice. Une femme a été sacrifiée et j’ai eu une forme d’indignation face à ce destin. J’ai complètement transposé l’histoire, et il en reste peu de chose; peut-être une émotion, une sorte de hantise. Et puis j’ai toujours voulu faire un film d’époque." Et elle sort de son sac un gros livre où sont collées de vieilles photos du Québec rural de la fin du XIXe, des dessins d’Edvard Munch et des intérieurs de maisons scandinaves, des couleurs et dessins d’arbres et de plantes. Des notes et des images glanées pendant une dizaine d’années et qui, au fil des pages, se regardent comme le storyboard impressionniste de son film. "Avant l’aspect socioéconomique de l’époque victorienne, j’avais un goût pictural, un désir esthétique. J’avais aussi envie d’aller creuser dans le territoire de la mère, de raconter la filiation des femmes, et de m’inscrire, moi, femme de la fin du XXe, en dette face à ces femmes-là, qui ont fait avancer nos conditions."

Le fil ténu de elles à nous est si fort que le personnage d’Yvonne conserve toute sa modernité. Les bouleversements du désir n’ont que faire des changements d’époque; cela reste un monde mystérieux, une puissance difficilement contrôlable, même aujourd’hui, période a priori moins corsetée. La sexualité féminine est vue et perçue comme le "territoire de l’identité", et ce n’est pas parce que la réalisatrice a choisi la distance du temps que cela change quelque chose à sa nature propre. Elle parle d’ailleurs de son film comme d’une métaphore, et mêle judicieusement à l’appréciation physique du désir (rapport du corps à un autre corps, à la terre, à l’eau, et aux feuilles) tout le côté sous-terrain de cette émergence (la mère morte qui réapparaît, les premières règles, les songes prémonitoires, les envoûtements). Plus qu’un réalisme poétique de surface, c’est un monde bien troublant que Catherine Martin prend à bras-le-corps.

La force du film réside dans la mise en scène de ce magma, inversement proportionnelle au sujet: plus Yvonne brûle, plus on tend vers l’épure; autant par les lumières froides de Jean-Claude Labrecque; par les décors sans aspérités d’André-Line Beauparlant; par les costumes sombres de Sophie Lefebvre (tous trois excellaient dans le film La femme qui boit); mais surtout par le parti pris de mettre en exergue un seul élément dans chaque scène. Dans des plans qui prennent le temps de s’installer, qui respirent, et où l’oeil n’est pas distrait par une overdose victorienne de clichés et de dorures, on ne voit qu’un geste: Guylaine Tremblay, femme refoulée et actrice toute en retenue, prenant une clé à sa taille pour ouvrir un tiroir; Yvonne qui éviscère un poisson; Raymond Cloutier, tout humanisme, qui reboutonne la robe de sa première femme; Helène Loiselle, l’esprit de Puck incarné, qui fume sa pipe… Pour attirer encore plus notre attention, la réalisatrice a même intercalé des cartons titrés qui nous mènent au coeur du tableau à venir. Seul le chapitre final – celui du retour d’Yvonne – ne coule pas autant qu’il le devrait.

Exercice peu facile pour un premier long métrage que de ne pas jouer la séduction. Plutôt que de parler d’atmosphère scandinave, quoique la référence à Bergman soit claire, c’est un courant froid qui passe sur ce film. Martin aime les films à économie d’effets, ceux de Dreyer, de Bresson et de Tarkovski; et elle tient les acteurs, comme son histoire, avec une retenue toute nordique. Mais le film est éminemment québécois: "J’avais envie de parler de l’ère victorienne au Québec, de montrer comment elle a marqué la petite-bourgeoisie québécoise; et d’essayer, par les chansons, de trouver un peu de l’âme québécoise, ce côté mélancolique en nous, encore lié à l’exil." Vaste programme, mené sans folklore mais avec une grande sensibilité.

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