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Réflexion sur la crise des médias.

Difficile semaine dans les médias. Après l’annonce de fermeture de vingt journaux hebdomadaires chez TC, on apprenait hier que le quotidien Le Devoir devra jouer sérieusement du bistouri dans ses opérations, l’année en cours s’annonçant peu reluisante du côté des revenus. Ces nouvelles s’ajoutent à la longue liste des plaies qui s’abattent sur l’industrie de l’information depuis quelques années. On pourrait croire que la concurrence s’amuse du malheur des autres, mais non. D’aucune manière. C’est que la crise semble systémique. Les soucis d’un média concurrent ne font que rappeler que c’est tout l’écosystème médiatique qui est profondément bouleversé. C’est un écosystème  vaste qui va bien au-delà des salles de rédaction et dont les ramifications s’étendent dans tous les secteurs de l’économie locale. N’en doutez pas, si les médias se portent mal, ce n’est pas simplement à cause des mutations causées par le numérique dont on parle tant.

Au risque de me répéter un peu, l’ayant déjà fait à quelques reprises, j’aimerais aujourd’hui résumer encore une fois la problématique que les médias locaux doivent tenter de résoudre depuis quelques années et y ajouter quelques réflexions permettant d’envisager l’avenir.

La crise donc. Il est possible de la circonscrire en quelques points assez simples à comprendre. Il ne s’agit pas ici d’un exposé exhaustif de l’état de la question, mais il faut au moins souligner quelques évidences.

[1] D’abord, il faut pointer la crise économique mondiale de 2008 qui n’a pas épargnée le Québec. L’ambiance d’austérité n’est toujours pas dissipée à ce jour. Les annonceurs et les lecteurs ont moins d’argent. Les médias, qui se situent entre les deux, se retrouvent coincés: Si le lecteur n’a plus d’argent à dépenser, l’annonceur a moins d’argent pour annoncer.

[2] Corollairement à cette situation économique, les cinq dernières années ont été marquées par la croissance fulgurante de nouvelles plateformes telles que Google et Facebook.  Certes, il y en a d’autres, mais ces deux dernières sont devenues des monopoles mondiaux qui fédèrent désormais à peu près l’ensemble des comportements médiatiques: publicité, recherche et partage d’information, discussions et débats, publications de contenus riches, etc.

[3] En fédérant ces comportements, ces plateformes se sont imposées comme un filtre entre le lectorat et le média local traditionnel. Naguère, le lecteur parcourait quotidiennement le site web de son journal favori, en se rendant tout bonnement sur sa page d’accueil pour lire les grands titres. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui et toutes les statistiques de fréquentation des sites médiatiques le démontrent. Le lecteur fréquente les contenus publiés à partir de liens partagés sur les médias sociaux, via les résultats d’une requête dans les engins de recherche ou encore par le biais d’agrégateurs comme Google news. Autrement dit, les nouveaux mégapoles comme Google et Facebook s’imposent, et ce à l’échelle planétaire, comme des méta-portails, des médias qui précèdent et englobent tous les autres médias.

[4] En s’imposant ainsi comme la porte d’entrée de tous les contenus publiés, ces mégapoles ont pu devenir de véritables machines impossibles à concurrencer pour un média local. En devenant la porte d’entrée de tous les contenus de tous les médias, ces nouvelles plateformes se sont transformées en aspirateurs de revenus publicitaires. Or, le « lectorat » de ces plateformes est si imposant et leur coût de production de contenus étant à toute fin pratique nul (ils n’en produisent aucun) qu’il leur est possible de faire des prix au volumes laissant loin derrière la compétition. Le résultat net est que les tarifs publicitaires des médias locaux ont ainsi chuté drastiquement et irrévocablement au fil des dernières années.

[5] Ce constat permet en quelque sorte de boucler la boucle, car comme je l’ai expliqué d’emblée, les annonceurs qui doivent composer avec l’austérité engendrée par la crise économique de 2008 sont évidemment séduits par la possibilité d’annoncer leurs produits et services à moindres coûts en faisant affaire avec Facebook ou Google. Plus encore, en entretenant une présence en ligne pratiquement gratuite (pages d’entreprises, publications de leurs contenus sur leurs sites web, optimisation du référencement pour les moteurs de recherche, etc.) certains parviennent même à se passer tout bonnement de publicité au sens traditionnel du terme. Quoi qu’il en soit, il faut bien le voir, les sommes aspirées par les mégapoles comme Google et Facebook sont tout simplement détournées vers ces sociétés pour ne jamais revenir dans l’écosystème médiatique local, même pas sous forme d’impôts. Voyons les choses en face: c’est une véritable coupe à blanc sans aucune possibilité de reforestation.

[6] Du côté du lecteur, qui a su adopter ce nouveau mode de consommation médiatique et qui lui aussi doit composer avec l’austérité héritée de 2008, la marge de manœuvre budgétaire à sa disposition ne s’est jamais élargie. Or, son nouveau rapport aux médias implique des dépenses nouvelles telles qu’un abonnement à  internet, un service de données cellulaires, des outils de communication tels qu’un ordinateur, un téléphone intelligent, une tablette électronique, des outils qu’il lui faut entretenir et renouveler périodiquement pour demeurer branché. Il n’a même pas le sentiment d’avoir le choix, puisque les médias eux-mêmes lui disent que la migration totale est imminente et irrévocable. Au final, ce nouveau lecteur a l’impression justifiée qu’il paye assez chèrement l’information et n’a pas l’intention de mettre un sous de plus pour payer pour le contenu.

[7] Plus encore, coincés dans cette situation budgétaire précaire, les médias n’arrivent plus à investir dans de nouvelles formes de contenus qui pourraient les distinguer. Il faut aller au plus vite, au plus court, chaque seconde est marquée par l’urgence de capter l’attention. Le titre choc et le commentaire à l’emporte-pièce semblent être les seules issues, ou en tout cas les plus faciles. L’originalité, qui coûte cher, se dilue ainsi dans la rapidité tant et si bien que les manchettes sont à peu près partout les mêmes. On se demande bien pourquoi, alors, le lecteur choisirait de payer ce qu’il obtient de toute façon ailleurs.

Il faudra plus qu’une tablette électronique.

Ce court résumé de la situation actuelle permet de constater qu’il faudra plus que des nouvelles plateformes et des nouveaux outils pour se tirer d’affaire. C’est l’écologie médiatique qui est profondément bouleversée et les outils pour consommer de l’information n’y changeront rien. Ce ne sont que des accessoires.

Quelle est alors la voie qui permettra aux médias indépendants locaux de renouer avec l’équilibre budgétaire et éventuellement la croissance? On se perd dans un dédale d’hypothèses en tentant de répondre à cette question. Ce qui me semble indiscutable cependant, c’est que de tenter de reproduire le même bon vieux modèle d’affaire sur un nouvel outil de diffusion ne changera rien.

La grande erreur ici est de vouloir limiter la réflexion au prix des contenus. Tous les secteurs culturels, la musique et le cinéma en sont des exemples patents, s’y sont cassés les dents et les médias d’information ne feront pas exception.

Les journaux, les magazines, les diffuseurs radio et télé font partie d’un écosystème médiatique où jouent aussi un rôle crucial les annonceurs et les lecteurs -qui deviennent eux-mêmes des médias!- Or, les artisans de l’information semblent vouloir réfléchir en vase clos. On parle du rôle crucial des journalistes, de la valeur de l’information qui ne serait pas un produit comme les autres, comme si simplement le redire pouvait suffire. C’est un peu comme vouloir affirmer que les tomates sont bonne pour la santé quand tout le potager -et la maison avec,  est emporté par un glissement de terrain. C’est sans doute vrai, mais ça ne change rien à la tragédie.

On le sait, les salles de rédaction, qui ultimement produisent les nouvelles, ont traditionnellement voulu réfléchir derrière une muraille de Chine. De bon droit et pour les meilleurs raisons du monde, il faut le dire. Mais pour survivre à ces chamboulements, on ne pourra pas faire l’économie d’une profonde discussion qui impliquera les annonceurs locaux et les lecteurs et nous devrons aller plus loin que de discuter de grilles de tarifs publicitaires et de coûts d’abonnement. Plus encore, à l’intérieur des médias, tous devront bientôt se parler, les représentants publicitaires, les concepteurs et développeurs informatiques et tous ceux qui voient leurs emplois menacés devront faire partie de la solution. On sourcillera sans doute face à l’idée de percer quelques brèches dans la muraille pour faire de la place à tout ce beau monde, mais refuser d’au moins l’envisager, c’est tout bonnement accepter de mourir. Ce jour-là, on ne parlera même plus de médias indépendants et tout le monde aura perdu.

 

À suivre… Dans un prochain billet, je me pencherai sur les possibles solutions et les choix auxquels nous sommes inévitablement confrontés.