BloguesDenis McCready

La machine

Depuis 14 ans, le 5 septembre est une date qui résonne comme une grande caverne vide et froide. À chaque année, ça me prend quelques jours pour bien saisir que cette date est encore passée. Un texte qui raconte ce matin là, écrit il y a plusieurs années.

=============================================

Ce matin je me permets une grasse matinée. Je l’ai mérité, je travaille comme un automate depuis plusieurs mois. Le samedi est une bénédiction. Habituellement. Je dois retourner au boulot aujourd’hui. Sur mon bureau en bas de l’escalier, ma pagette sonne. Ma colocataire n’est pas là alors je suis le seul à l’endurer sonner. Qu’elle sonne. Celui ou celle qui appelle pourrait téléphoner au moins, ça me donnerait une motivation pour me lever. J’aime bien parler au téléphone en me réveillant. La pagette sonne une deuxième fois. Quel impatience ! Ma révolte est simple, je replonge dans une ouate de tiédeur noire. Somnolence. Ma pagette sonne une troisième fois. J’émerge. Un vide énorme retombe sur la maison. Surprenant la place qu’un bip électronique peut prendre quand il ne se passe rien. Je me lève et je descend pour connaître l’identité de l’appelant. Mais c’est mon numéro qui est affiché. J’ai donc un message vocal. Je décroche le téléphone. Rien. Pas de tonalité d’attente avant la composition. Je claque à répétition le bouton pour raccrocher. C’est quoi le nom de ce bouton, merde? Je pense aux trois extensions qui relient l’appareil à la seule prise de la maison. Ça fait plus de 12m de fil, l’ancêtre du portable, quoi. Le récepteur coincé entre le menton et l’épaule, je remonte le fil pour tester chaque jonction. Première, deuxième. Rien. Je parviens à la dernière jonction et je n’entend toujours pas le signal. Qu’est ce qui se passe ? Je « m’auto-réponds » avec une évidence que j’aurais du voir tout de suite. Ma colocataire, une Chinoise de Taïwan, m’a dit hier qu’elle partait bientôt, j’ai du mal comprendre son anglais approximatif. Je regarde dans le salon et la télévision géante n’est plus là. Donc, hier soir elle déménageait. J’étais trop saoul pour remarquer quoi que ce soit en rentrant cette nuit. Elle a bien sur fait transférer sa ligne, je devrai donc passer la fin de semaine handicapé socialement. Et je viens de recevoir trois appels. Ça m’énerve un peu. Il n’y a pas autant de personnes qui auraient une raison de vouloir me parler si rapidement le samedi matin. Mes amis ne m’appelle plus parce que je n’ai jamais le temps de les voir et en ce moment, il n’y a personne de mon équipe au travail. Je ramasse mes clés, mon casque, mes lunettes fumées et je sort mon vélo. Humant l’asphalte chauffée par le soleil, je profite de la géographie naturelle de cette partie du Plateau Mont-Royal pour me plonger en piquée vers la rue Ste-Catherine. Le trajet me prend à peine trois minutes. J’attache mon fidèle destrier mécanique à un parcomètre et je prend l’ascenseur vers mon étage.

Je vérifie l’indicateur de messages sur mon téléphone de bureau mais il est éteint. On n’a donc pas essayé de me rejoindre ici. Je consulte aussitôt la boîte vocale de ma pagette. Premier message – 11h20 : ma sœur me dit de la rappeler à la maison immédiatement. Bizarre. Deuxième message – 11h25 : encore ma soeur « Denis, on s’en va tout de suite à l’hôpital de St-Jérôme, il est arrivé quelque chose à Papa. Appelle maman là-bas, s’il-te-plait. J’ai pas le numéro avec moi mais t’auras sûrement pas de difficulté à le trouver. »

Boule d’angoisse instantanée dans la gorge. J’espère qu’il n’a pas eu un accident de voiture. Une des routes près du chalet où il passe ses fins de semaines avec ma mère est réputée dangereuse. Ce n’est pas le temps de se fracturer quelque chose, il aura 67 ans dans trois semaines. Troisième message – midi : ma sœur visiblement troublée. Ils sont arrivés. Elle ne me donne toujours pas le numéro. J’ai donc dormi une bonne demi-heure après les deux premiers appels. J’évalue la distance entre sa maison de Ste-Rose et l’hôpital de St-Jérôme. Normal. Je raccroche. Là, je suis nerveux. Je n’aime pas ça. Mon père a survécu à un cancer de gorge ; s’il s’était cassé un bras ou une jambe elle me l’aurait dit. Je pense aussitôt à Julie, une amie qui a perdu son père il y a trois ans et qu’il l’a appris de sa soeur au téléphone alors que nous étions ensemble au centre-ville. Nous avions été obligé de prendre un taxi jusqu’à Longueuil et à l’heure de pointe le trajet avait pris 50 minutes à cause d’un embouteillage sur le pont Jacques-Cartier. Je fais machinalement 411. Le bruit dans le récepteur me rappelle que le système réseau de ma compagnie ne le permet pas. Économie oblige. Je me lève d’un bond et j’ouvre les pages blanches. Je referme immédiatement. C’est inutile. Nous sommes à Montréal, il est à St-Jérôme. Personne n’a de cellulaire sauf lui et il l’utilise seulement pour le travail, il ne l’amène jamais au chalet. Je mets mes lunettes fumées et je cours en bas de l’escalier. Je traverse la rue et me cherche un téléphone où je serai tranquille. Les trois premiers que je trouve sont utilisés. J’entre dans une taverne vide. Je fonce vers le téléphone. 411. Je connais d’avance la routine pré-enregistrée :

 

–        Assistance annuaire Bell, for English say English.

 

Le silence n’est brisé que par ma respiration. Je m’ennuie des vrais téléphonistes.

 

–        Pour quelle ville ?

 

Je crache le nom de la ville, ma voix amplifiée est pleine de voyelles tremblantes.

 

–        Demandez-vous un numéro de résidence ?

–        NON!!!

–        Quel est le nom demandé ?

–        (plus doucement cette fois-ci) L’hôpital de St-Jérôme…

 

Un bruit sourd se fait entendre, je comprend qu’une vrai personne va me parler. Enfin ! Elle me demande de préciser ma demande :

 

–        L’urgence, S.V.P.

–        Un instant, monsieur…

 

Un robot orchestre alors la voix de cette actrice de théâtre bien connue, je note le numéro. Je raccroche et je me rend compte que ce téléphone n’a pas de dispositif de carte d’appel. Impossible de faire un interurbain sans monnaie. Je me rend au bar, il ne me reste que deux dollars de la veille, je n’ai pas fait le plein au guichet automatique. Je retourne au téléphone. Pendant quelques secondes, je ressemble à ces bienfaiteurs qui paient notre dette nationale en jouant dans les loteries vidéo, poussant dans la fente toute ma monnaie. Total des crédits : 2,30$. Je signale. Un silence interminable succède au son des touches. Puis une voix pré-enregistrée, différente du 411, me dit que l’appel coûte 3,50$ pour les trois premières minutes. Je raccroche en grognant. Ma monnaie tombe en cascade dans la chute, j’arrache les dernières pièces en maudissant l’ostie de con responsable de la conversion des téléphones. Il a vraisemblablement oublié de s’occuper des téléphones de tavernes. Mon père en avait des pareils dans sa taverne. À l’âge de huit ans, j’y jouais au billard pendant qu’il faisait son inventaire du dimanche. Je déteste les téléphones de tavernes. J’ai décidé ça aujourd’hui. Je sort en courant. Direction : guichet automatique. Sur le chemin je vois une cabine neuve. Rutilante et munie d’une fente pour carte électronique. Go. Je glisse ma carte et compose le numéro fatidique. La même voix que tantôt me demande d’attendre la validation. Ça sonne. Une femme répond, je demande de parler à la famille de Monsieur McCready amené à l’urgence ce matin. Elle me transfère. Cette fois-ci, j’ai une certitude. Je revis la même chose que Julie ce samedi 9 juin il y a 3 ans. Son père est mort d’une crise cardiaque en jouant au golf un samedi après-midi ensoleillé. Une fois le pont traversé, nous avions rejoint sa famille. Simple témoin, je stockais tout : les paroles, les larmes, l’odeur de l’hôpital, la lumière des néons et l’échos des autres drames qui se jouaient dans les corridors plus loin. Après quinze minutes, elle voulu aller le voir et insista pour que je l’accompagne, elle ne se sentait pas capable d’y aller seule. Il était couché sur le dos, une expression de calme souverain sur le visage. Elle lui parlait, le touchait. Il avait dans la cinquantaine, grand, grisonnant. Sa peau marquée par les années laissait paraître de petites taches typiques pour un homme de son âge. C’est ce grain de peau qui me troubla car il me faisait penser à mon père. Répétition générale. Un vieux slogan de billet de loterie me trotta en tête : un jour ce sera mon tour. De le voir partir, de partir aussi. Ma soeur émerge du vide électronique :

 

–        Denis… papa ce matin est partie jouer au tennis pis…

–        (je…veux…savoir…maintenant) Diane, est-ce qu’il est mort ?

–        … Oui.

Je respire profondément, l’envie de me faire éclater les poumons. Sans succès. Je tremble.

–        Comment ?

–        Il a fait une crise cardiaque sur le « court » de tennis.

–        Bon, je m’en viens OK ? Dit à Maman que je m’en viens. J’sais pas comment j’vais me rendre, mais j’vais me rendre. À tantôt.

 

Je raccroche. Je me dissous instantanément comme un bonhomme de neige soufflé par une explosion atomique. Hurlant dans mes mains, suspendu dans le temps, j’entends quelqu’un me demander si ça va. Je fais signe que oui de la main. Après avoir recommencé à respirer, je pense tout de suite à mon meilleur ami. Je n’ai aucune idée où le trouver alors j’appelle sa pagette. J’annonce la nouvelle à une petite boîte numérique perdue dans un édifice anonyme du centre-ville. Je m’étrangle sur le verbe « est » puis je réussis à articuler « mort ». Je lui dit que je quitte la ville aussitôt et que je le rappellerai plus tard. Je lui dit aussi que je l’aime.

Le chauffeur de taxi sursaute en entendant ma destination puis il va consulter un collègue. Nous convenons de 80 dollars, aller simple. En chemin, il me laisse utiliser son téléphone cellulaire pour avertir ma famille que je suis en chemin. Il m’offre aussi des petits fours, je n’ai pas vraiment faim, mais comme je n’ai rien mangé depuis ce matin j’accepte. Assis sur la banquette arrière, je mastique du pain sucré à attendre que le temps passe. Suspendu entre deux moments, je fixe le taximètre, empruntant sa régularité à additionner des 5 cents pour rythmer le fil de ma pensée. Vers 45,60$ je suis d’un calme olympien. J’ai envie d’appeler Julie mais je ne connais pas son numéro par cœur. Si seulement elle savait. 81,25$, l’arrivée à l’hôpital me réunit avec ma mère, ma soeur et nous place devant l’incontournable.

Le soir, nous revenons dormir au chalet et je trouve, posé sur une chaise à côté de son lit, le livre qu’il lisait la veille : L’histoire de l’humanité, tome 5 : la Renaissance. Je frémis. Je l’ouvre au signet et j’arrive face à face avec la machine à voler de Léonard de Vinci. Forcément.

Le lendemain nous revenons à Montréal et je rentre chez-moi me reposer, il nous reste beaucoup à faire avant l’enterrement. Le soir, je téléphone ma mère d’un téléphone publique pour prendre rendez-vous avec elle. Nous devons choisir le cercueil demain. Je fige, complètement surpris par le répondeur téléphonique qui embarque après le cinquième coup :

 

–        Bonjour, vous avez obtenu le 389…

 

C’est lui. La voix qui défile à l’autre bout du téléphone est celle de mon père. C’est le message original enregistré alors qu’il venait d’acheter cette machine. C’est moi qui lui avait montré comment le faire. Assis à côté de lui, j’avais assisté à ce moment banal en trouvant touchante sa maladresse. Je connais trop bien ce message, je devine quels mots il va dire et comment il va les prononcer. Sa voix est figée là depuis maintenant cinq ans et elle me sert en ce moment un violent rappel. Pendant notre Cégep, mon meilleur ami et moi avions imaginé une business simple mais appropriée à cette époque de baby-boomers vieillissants. Interviewer des personnes âgées et leur faire raconter leur vie en enregistrant le tout avec un simple walkman, question de ne pas les intimider. Ensuite retranscrire le texte et le vendre à la famille. Nous avons abandonné l’idée aussi rapidement qu’elle était venue, avons commandé d’autres bières et sommes retournés draguer des jumelles. Depuis ce soir-là, j’entretenais l’idée de le faire un jour avec mon père. Il est maintenant trop tard. Tout va trop vite. Il est toujours trop tard.

–        Salut m’man, j’vais être là demain vers l’heure du dîner.