BloguesHervé Fischer

Nuages et pluies numériques

 

Dès que l’on étudie systématiquement les thématiques récurrentes dans les œuvres et les écrits des artistes actuels, on observe que beaucoup d’entre eux s’interrogent sur la disparition d’une image du monde cohérente et unitaire, comme nous en avons toujours connues dans le passé. Cela tient pour beaucoup aux avancées de la science et de la technologie. L’instabilité, l’éphémérité de la matière et de l’énergie, les lois du chaos, le principe d’incertitude rendent le monde évanescent, ou à tout le moins insaisissable et anxiogène. La vitesse, dont l’engouement l’a emporté sur la permanence des choses, défait nos images et crée une nouvelle esthétique. Existe-t-il encore des sujets, des objets dans notre cosmogonie aussi bien que dans notre vie quotidienne? Nous voyons donc se multiplier des pratiques extrêmes, des visions apocalyptiques, voire post-apocalyptiques, mais aussi des conceptions de l’homme postbiologiques, posthistoriques, postnationales, posthumaines, etc. Un sentiment de fin du monde s’impose, souvent associé, à un désir opposé d’exploration d’une « nouvelle frontière » de la vie et de la création artistique, où nous devenons les créateurs du monde lui-même, nous incluant. Les deux postures coexistent.
Lorsque l’image du monde semble se défaire, c’est le plus souvent, comme en témoigne l’histoire de l’art occidental, parce qu’une nouvelle image du monde est en cours d’élaboration, qui fait écho aux nouvelles structures sociales, aux changements idéologiques, aux avancées technoscientifiques, mais dont les contemporains n’ont pas encore conscience. Ce fut le cas lors l’émergence de la Renaissance, du classicisme, du baroque, de l’impressionnisme, du fauvisme, du cubisme, du futurisme et du constructivisme, du surréalisme, de l’art abstrait, etc. Comment alors ne pas se demander quelle est la nouvelle cosmogonie qui se met en place aujourd’hui ? Est-ce que les artistes actuels, une fois de plus vont en être les découvreurs, les créateurs ? Ou laisseront-ils aujourd’hui le rôle de pionniers aux scientifiques ? Devrons-nous admettre, pour la première fois, qu’une image cohérente du monde n’est plus possible ? Dans quel univers allons-nous alors basculer ? Ou allons-nous être confrontés à une rupture anthropologique et à une image du monde radicalement nouvelle?
Cette nouvelle dimension numérique de la vie humaine ne concerne encore qu’une infime minorité. Mais elle est saturante pour ceux qui sont numériquement équipés. Au-delà des évocations commerciales et utopiques d’un nouveau « style de vie digital », cela mérite beaucoup d’attention et des analyses aussi fines que critiques.
Et il semble qu’il ne sera bientôt plus nécessaire de rappeler chaque fois que nous vivons dans un environnement numérique. Nous ne parlons de l’air que nous respirons que lorsqu’il est exceptionnellement pur ou pollué. Ou lorsqu’il manque. Mais nous avons déjà le ciel et les nuages numériques, l’écologie numérique. Nous allons bientôt devoir admettre la banalité du numérique.