BloguesHugo Prévost

Que faire des (damnés) pigistes?

La colère gronde au Journalismistan: l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) est en guerre ouverte contre le nouveau contrat de TC Média (anciennement Transcontinental) après la publication et le début de la mise en circulation d’un nouveau contrat présenté aux collaborateurs des diverses publications de ce qu’il faut bien, désormais, appeler un empire. Après tout, TC publie environ la moitié des hebdomadaires du Québec, en plus de très nombreux magazines et du quotidien gratuit Métro. Le hic, c’est que ledit contrat inaugure une nouvelle ère de médiocrité pour l’ensemble des pigistes.

Je vous ferai grâce de certains détails du contrat en question, mais en voici les grands points: les journalistes doivent tout céder. Et quand je dis tout, je parle des droits normaux d’utilisation et des droits moraux. Cela signifie que TC Media peut décider de reprendre un texte ou une section de texte écrit par un journaliste, en changer le sens, l’utiliser dans un contexte publicitaire, le diffuser dans l’ensemble de ses médias, en plus d’en retirer le nom du journaliste. Pas question d’offrir une rémunération supplémentaire si le texte apparaît à deux endroits, par exemple.

Pas question non plus – et là est un autre aspect insidieux de la chose – de vendre votre contenu sur une plateforme qui n’existe pas encore. Le contrat de TC Media couvre en effet l’ensemble des plateformes qui existent, et qui existeront jusqu’à la fin des temps. Dites donc adieu à vos rêves de faire paraître votre article sur le nouveau eye-Phone de l’an 3000.

Pour répondre à TC Media, plusieurs associations de journalistes indépendants, au Canada anglais comme ici avec l’AJIQ, ont décidé d’appeler à un boycottage généralisé du nouveau contrat, en espérant faire, à la longue, plier leur employeur potentiel. Partant du principe que «80 pour cent du contenu des magazines est l’oeuvre de pigistes», ces journalistes à la pige n’entendent pas lâcher le morceau.

Si j’appuie tout à fait cette campagne de l’AJIQ et des journalistes indépendants (je suis d’ailleurs membre de l’association depuis plusieurs années), force m’est de reconnaître que des moyens beaucoup plus musclés seront nécessaires pour faire changer d’avis l’empire médiatique qu’est TC Media.

Voyons les choses en face: si l’argument de TC Media voulant que ces nouvelles conditions soient le reflet d’un «changement en profondeur» dans l’univers journalistique (mutations numériques obligent) est tout à fait risible, l’ampleur des moyens dont dispose la compagnie est gigantesque en comparaison de la volonté des 170 membres de l’AJIQ.

Cette crise est en fait typique de l’état de l’industrie de l’information au Québec (et ailleurs dans le monde), alors que tout un chacun continue d’être affecté par la crise des revenus publicitaires.

Comment éviter que ce raz-de-marée engloutisse les conditions de travail chèrement défendues des journalistes, au nom de la sacro-sainte adaptation au web? Voici quelques suggestions:

1-Tout d’abord, il y a la possibilité de créer un véritable syndicat rassemblant l’ensemble des journalistes du Québec, pigistes ou non

L’idée est très loin de faire consensus, puisque cela impliquerait de former un «ordre professionnel» du journalisme, et donc de quantifier les qualifications nécessaires afin de pratiquer la profession. Si j’ai, par exemple, choisi de suivre les cours du certificat en journalisme à l’Université de Montréal avant de me lancer officiellement dans la jungle médiatique, bon nombre de ténors de l’info n’ont pas fait ce choix, ou ont saisi une première opportunité médiatique en sortant du cégep, sans retourner aux études par la suite.

Tenter de baliser le parcours de formation journalistique risquerait donc de tourner rapidement au cauchemar, mais la création d’une entité regroupant l’ensemble des journalistes, et à laquelle l’adhésion serait obligatoire, résulterait en une puissance de négociation dépassant de loin celle des syndicats locaux, ou encore nationaux existants à l’heure actuelle. Les médias seraient alors libres de négocier la convention collective ayant cours avec leurs employés, mais certains paramètres pourraient être fixés, comme la rémunération au feuillet pour les pigistes, qui n’a pas augmenté depuis des lustres.

2-Relancer le débat sur le statut de journaliste professionnel

Qui dit syndicat dit certainement statut de professionnel, mais il serait sans doute possible de relâcher l’étau des groupes médiatiques sur leurs journalistes en établissant une fois pour toutes les paramètres nécessaires à l’obtention d’un statut de «journaliste professionnel». L’AJIQ a sa carte de presse, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) a la sienne, et ce sans compter les cartes émises par les différents médias.

Le statut de journaliste professionnel, accompagné d’une carte mentionnant la chose et agissant comme carte de presse universelle, est la première idée mentionnée dans le rapport de Dominique Payette sur l’avenir de l’information au Québec. L’étude avait été commandée par le précédent gouvernement, sous l’égide de la ministre des Communications d’alors, Christine Saint-Pierre. Si des discussions ont bel et bien été entamées sur la question, la bisbille entre la FPJQ, le Conseil de presse du Québec et d’autres acteurs du milieu sur les prérogatives de chacun a coulé l’idée, et le rapport a été promptement jeté aux oubliettes.

Oh, il y a bien eu cette tentative de transformer Télé-Québec en point nodal de l’information régionale, mais les compressions annoncées par le gouvernement Marois ont sans doute plongé le tout dans les limbes financières. Le ministre Kotto a certainement d’autres chats à fouetter en ce moment.

Et pourtant… et pourtant, le monde du journaliste a beau rassembler moins d’employés que des secteurs économiques plus connus (la construction, la santé, l’exploitation forestière, etc.), il n’en reste pas moins qu’une presse en santé est essentielle à une vie publique solide et étoffée (on le saura!). Voilà pourquoi il est essentiel de posséder un monde journalistique riche et diversifié, et dont les acteurs possèdent des conditions de vie acceptables et suffisantes pour accomplir correctement leur travail. Qu’aurait-on dit si les journalistes d’enquête, entre autres derrière les allégations ayant forcé l’organisation de la commission Charbonneau, avaient tous tenu des projets de financement Kickstarter pour s’assurer d’avoir les fonds nécessaires pour aller de l’avant?

Je suis donc persuadé que la société dans son ensemble doit mettre la main à la roue. Le gouvernement devrait ainsi s’impliquer dans les discussions avec les acteurs du milieu pour clarifier une fois pour toutes la question du statut de journaliste professionnel, et en profiter pour revoir les conditions de travail du milieu. La situation ne se corrigera certainement pas d’elle-même, puisque les entreprises de presse n’ont aucun incitatif à revoir leurs positions si des reporters finissent par s’astreindre à travailler dans des conditions désavantageuses. Et cela vaut autant pour les pigistes que pour les employés à long terme.

Il est donc temps d’avancer dans une seule direction, plutôt que d’espérer que la main magique du marché vienne au secours des travailleurs de l’information. Après tout, si cela n’arrive pas pour les banques, pourquoi cela arriverait-il pour les médias? Et comme je doute fort que le FMI veuille prêter des milliards aux grands médias…

Que faire des damnés pigistes, donc? Les soutenir, leur offrir de bonnes conditions de travail et enfin former un front uni pour défendre le travail journalistique bien fait, à un bon prix. Sans cela, c’est la mort lente du cinquième pouvoir… Ou est-ce le quatrième?