BloguesHugo Prévost

Les Âges farouches

Quelque chose ne tourne pas rond dans le journalisme québécois. Quelque chose ne tourne pas rond en journalisme tout court, pourrez-vous arguer – et vous aurez entièrement raison -, mais le cas québécois semble plus pressant, voire plus urgent. Plus désespéré, aussi, sans doute. Que se passe-t-il donc dans cet univers provincial de si particulier, pour que je lance un énième appel au changement?

Petit portrait d’ensemble:

-La guerre des hebdomadaires se poursuit entre TC Media et Québecor. Dernières victimes en date: une dizaine de journalistes de chez TC, soit environ la moitié des effectifs des différents hebdos de la région montréalaise, se retrouveront au chômage le 15 mai en raison de «coûts trop élevés». Et ce même si les salaires, avance le syndicat, ne représentent que 6 pour cent des dépenses de l’entreprise.

La Presse joue son va-tout avec sa nouvelle application iPad. Si on affirme que le plateau des 100 000 téléchargements a été atteint et dépassé, je suis curieux de savoir si les revenus publicitaires suivront. En attendant, certains commentaires font déjà état de son côté tristement statique par rapport à, tiens donc, le “vieux” site web lapresse.ca.

-Radio-Canada procède à plusieurs embauches, mais la fin de Bande à part et les décisions répétées des conservateurs de serrer la vis au diffuseur d’État laissent craindre de nouveaux licenciements.

-Du côté de Québecor, le couperet est tombé au Journal de Montréal, comme on le sait. J’ignore cependant la situation chez QMI et dans les autres publications du groupe.

Il faut ajouter, à cela, une pléthore de petits médias web qui vivotent, la plupart du temps sans revenus dignes de ce nom, et grâce à des journalistes et blogueurs bénévoles. Après tout, les sites les plus connus, ceux du groupe Branchez-Vous, ont été rachetés et promptement fermés par Rogers. On a invoqué des revenus insuffisants. Si le Huffington Post version québécoise est toujours bien vivant, je ne serais pas surpris que la compagnie mère canadienne, voire américaine, renfloue les coffres en attendant d’obtenir un nombre de clics suffisant pour assurer un niveau de revenus décent.

Le République, enfin, après un départ fort médiatisé, l’imposition d’un mur payant et une campagne de financement Kickstarter, semble quelque peu tourner à vide: l’Association des journalistes indépendant a récemment mentionné, sur sa liste d’envoi, que le nouveau média utiliserait désormais un système basé sur le nombre de clics pour rémunérer ses journalistes, abandonnant du même coup sa structure de tarifs fixes.

Que faire dans cette situation? Le journalisme québécois semble plongé dans un marasme, entre grands médias vivant plus ou moins difficilement la transition aux annonces numériques et petits médias coincés dans un marché souvent insuffisant pour véritablement percer.

La dernière tentative en date pour éviter le naufrage, ou du moins écoper l’eau qui entre dans la barque a pris la forme du rapport Payette sur l’avenir du journalisme québécois, promptement relégué aux oubliettes à la faveur d’un changement de gouvernement, d’une cure d’austérité et d’un blocage sur la question de la «certification» de journaliste professionnel. En attendant, les normes d’accès à l’aide financière pour les médias communautaires n’ont pas été modifiées, et les médias web – bien souvent plus innovateurs que les hebdomadaires et mensuels qui profitent du programme – sont toujours exclus de la structure de financement.

Ce que je propose – et cela est sans doute quelque peu naïf – est un examen en profondeur du journalisme québécois. Madame Payette l’avait bien tenté, même si elle ne s’était pas attaqué à la concentration de la presse, mais l’effort semblait insuffisant pour véritablement faire bouger les choses. À preuve, rien n’a changé!

Un examen en profondeur, donc, où tous les acteurs seraient invités: groupes de presse, indépendants, nouveaux joueurs web, chaînes d’information, journaux anglophones (oui, ils existent), radios, associations de journalistes… la conversation doit être véritablement globale pour que les idées qui y seraient adoptées soient respectées par le plus grand nombre, et que de véritables changements puissent avoir lieu.

Je ne parle cependant pas de casser les oligopoles et de rebâtir le milieu à neuf; il y a des limites à rêver en couleurs! Ce qu’il faut, toutefois, c’est s’assurer que la relève ne se retrouvera pas dans un marché asphyxié où les rares emplois sont particulièrement précaires, ou impliquent des conditions de travail tendant vers le ridicule, resserrement des budgets oblige.

La FPJQ et le Conseil de presse du Québec pourraient par ailleurs en profiter pour enterrer la hache de guerre et faire la promotion d’une presse professionnelle, respectueuse de l’éthique et offrant un produit de qualité.

Le processus sera lent, tortueux, voire pénible à un certain moment, mais en refusant de rassembler ainsi les forces vives du journalisme pour construire un meilleur modèle d’affaires et de meilleures normes médiatiques, le Québec court à l’effritement lent et sournois de son «quatrième pouvoir». Et cela, personne ne le souhaite.