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Travaille, consomme, pis ferme ta gueule

«Travaille, consomme, pis ferme ta gueule!»

C’était mon slogan préféré du printemps québécois. C’est ce que scandaient mes étudiants l’autre jour en se rendant à la manif du 26 février. C’était encore plus fort et évocateur lorsqu’ils ont traversé le Centre Eaton d’un pas militaire, marchant une cinquantaine en criant cette même série d’ordres implicites au mode de vie capitaliste qui est le nôtre.

Travailler. Consommer. Pis se la fermer.

C’est pas mal en effet le message que l’on envoie aux jeunes qui sont sortis le printemps dernier pour proposer une société plus généreuse, moins axée sur le marché. Or, plutôt que de vraiment débattre de la pertinence de la gratuité scolaire et d’universités mieux financées et moins concurrentielles, les classes médiatique et politique dominantes leur ont proposé au mieux de favoriser de bonnes conditions d’endettement. Selon cette logique, sortir endetté des études ne pose pas problème, car étudier est un bon investissement. Entendre par là un investissement personnel, que chacun est «libre de faire pour lui-même». Notre monde martèle que s’enrichir individuellement est l’objectif par excellence, celui qui permet de s’offrir la liberté, celle de posséder des biens et d’en disposer librement. Surtout si la progressivité de l’impôt s’érode et que l’écart entre riches et pauvres s’accentue… Et puis, lorsqu’on fait partie des puissants qui ont bien «investis dans leur diplôme», on peut financer les partis politiques qui prennent les bonnes décisions, celles qui incarnent la «juste part de chacun».

Tout ceci me ramène à cette citation de Chomsky lue sur Facebook cette semaine:

«Les étudiants qui doivent s’endetter sévèrement afin de poursuivre leurs études peuvent difficilement penser changer la société. Quand tu enfermes quelqu’un dans un système de dettes, il ne peut plus consacrer de temps à penser. Les hausses de frais de scolarité sont en soi une discipline scolaire et lorsqu’ils arrivent à la graduation, non seulement les étudiants sont lourdement endettés mais ils ont aussi intériorisé cette culture disciplinaire. Ce qui fait d’eux des composantes efficaces de l’économie basée sur la consommation. »

– Noam Chomsky

Travailler, consommer, pis se la fermer.

Pendant ce temps, l’endettement étudiant et les produits financiers qui y sont accolés sont en train de devenir un des plus importants problèmes de l’économie américaine. Et chez nous, Lucien Bouchard et ses amis de la CAQ collent leurs discours sur la nécessité d’augmenter la productivité et la compétitivité de notre société. Leur projet est de pousser encore plus vite la roue de la croissance et de l’exploitation de nos richesses naturelles, au mépris de tout débat démocratique et du transfert réel des richesses aux collectivités concernées.

Pourtant, ce que notre jeunesse nous criait et nous crie encore, c’est que nous devrions nous enrichir collectivement et créer les conditions pour que les futurs citoyens soient vraiment libres, c’est-à-dire capables de réévaluer les choix faits par leurs prédécesseurs, d’opérer des changements sur le modèle de société qu’ils adopteront, mais aussi capables de préserver les mécanismes sociaux qui ont fait du Québec une société moins imparfaite que d’autres sur le plan de la recherche de l’égalité.

Mais le Canada que Harper nous façonne est un Canada qui criminalise le chômage, qui brise les fonds d’investissement contrôlés par les grands syndicats (il est vrai que ces fonds privilégient d’autres impératifs que la seule croissance) et qui asphyxie les transferts sociaux aux provinces. L’espace pour un modèle moins construit sur le marché se rétrécie. Harper et ses amis ont comme projet de réduire à peau de chagrin la capacité des États à intervenir pour financer des politiques publiques cherchant à encadrer ou limiter la logique du marché triomphant.

Travaille, consomme, pis ferme ta gueule.

Et les réformes à l’aide sociale du gouvernement Marois renforcent ce mantra en forçant le retour au travail de nombreux désœuvrés qui devraient avant tout pouvoir retrouver droit à la dignité. Plusieurs études montrent que les travailleurs s’appauvrissent, que les emplois se précarisent, que les fonds de retraites auront de la difficulté à honorer leurs prestations aux retraités de demain… Mais le but ultime de nos politiques, ce n’est pas de corriger ces défaillances, c’est que nous puissions à notre tour accéder à la possibilité de s’endetter pour consommer. Le taux d’épargne des ménages est nul ou négatif, mais il faut encore accroître le crédit, porte d’entrée pour notre bonheur individuel sur-emballé.

C’est tout ça qui a été contesté par le printemps québécois. C’est tout ça qui est contesté par les gens du Forum social mondial. Mais au Québec comme à Tunis, les lendemains de printemps déchantent. Au Québec, on a refusé à cette jeunesse et à ses alliés un vrai débat sur le sens de l’éducation et le genre de société dans lequel on veut vivre. On est sur le point de se lancer dans les forages pétroliers pour acheter notre silence par la promesse de la croissance. Et à Tunis, on remplace la nécessité du grand débat à faire par des certitudes divines réinterprétées par des Imams formatés dans des écoles coraniques financées par les pétrodollars…

Tout ce déni me rappelle le discours de George W. Bush tenu le lendemain du 11 septembre 2001. Que devait faire un vrai patriote après la pire attaque de l’histoire sur le sol américain? Consommer! Le pouvoir et les médias en place nous ont vite rappelé au travail, à la consommation et à la pensée unique.

Travaille, consomme, pis ferme ta gueule.

Aujourd’hui, les grands médias se font le relais de la finance internationale et frappent aussi ce clou du nécessaire et impérieux retour à la normale. Ils insistent sur l’inévitable austérité, comme si les seuls chemins à emprunter étaient de couper dans les programmes sociaux et de baisser les impôts de notre société qui «croule sous le poids des taxes et de la dette publique». Leur solution: démanteler l’État, briser les syndicats, régler la dette publique sur le dos des moins nantis. Tout ça en maintenant la promesse de l’ascension individuelle ou de la bénédiction éternelle…

Travaille, consomme, pis ferme ta gueule. Et le pouvoir policier sera là pour nous le matraquer si nécessaire.

Et ce projet inquiétant n’est pas exclusif à l’occident. Il est encore plus aiguisé et dramatique là où l’expérience démocratique est quasi-inexistante: «Travaille, consomme, pis ferme ta gueule» pourrait être le cri jovial et inconscient de la Russie de Vladimir Poutine. C’est aussi la nouvelle devise de la Chine moderne qui devient Empire. C’est depuis longtemps le projet de l’Arabie saoudite, qui maintien une dictature obscurantiste par le biais de sa rente pétrolière et qui permet à coup de travailleurs étrangers exploités et de centres d’achats indécents de maintenir dans le silence une société oisive et reclus dans une noirceur misogyne.  Dire que le projet saoudien a en plus comme ambition de s’étendre dans tout le monde arabo-musulman…

Travaille, consomme, pis ferme ta gueule.

À Tunis cette semaine, tous ceux et celles qui veulent sortir de cette imprécation se rassemblent. Notre objectif commun est de lutter contre les conservatismes intransigeants et contre son projet associé de javelliser les mouvements sociaux, les syndicats et les politiques sociales au nom de la suprématie du marché. Du conservatisme de Harper à celui des mouvances islamistes, il y a bien sûr plusieurs degrés de différence. Mais aussi plusieurs points de convergence: un recul pour les droits des femmes; une volonté claire de s’en remettre au seul marché pour réguler la société; un populisme habile qui dit défendre la majorité silencieuse tout en accentuant le confort et le pouvoir de la minorité puissante qui trône au sommet du monde…

Alors, ce qu’ils entonnent en commun, c’est «travaille, consomme, pis ferme ta gueule». Est-ce vraiment l’aspiration que chacun devrait poursuivre? Le regard perplexe de ceux qui voyaient mes étudiants crier ce slogan provocateur dans le Centre Eaton l’autre jour me fait douter. Et ce doute me réjouit.

Les alternatives existent. Elles se construisent. Et elles commencent dans nos têtes.