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Encore une camomille, M. Bouchard?

 

C'est connu: Lucien Bouchard a un caractère bouillant, émotif et théâtral…

Quant à son frère, Gérard Bouchard, avouons qu'il a un certain don pour les déclarations fracassantes, voire même parfois un tantinet déconnectées de la réalité objective.

Ainsi, l'an dernier, en entrevue à Radio-Canada, Gérard Bouchard, dénonçant toute proposition visant à interdire le port des signes religieux dans l'ensemble de la fonction publique, avançait qu'une telle loi serait:

 

 

«ingérable, irréaliste, scandaleuse, qu'elle mènerait à la désobéissance civile, qu'elle ferait sauter l'ordre social et que, finalement, le Québec serait montré du doigt partout à l'étranger»…

Puis, le professeur de Chicoutimi d'ajouter que:

 

 

«C'est les Américains qui diraient à côté, là, eh!, qu'est-ce qui vous prend là, vous autres là, les petits minables, là?» (verbatim…)

Et encore: «Il y aurait de la désobéissance civile, madame. De la désobéissance civile. Le Québec se retrouverait avec une crise énorme à l'intérieur. En plus d'un problème considérable à l'échelle internationale.»

Et, enfin, ceci:

 

 

«On aurait tous les tribunaux à dos. Puis, pas seulement la Cour suprême, là. À commencer par nos tribunaux à nous. Notre Charte. Tous les traités internationaux. Le Québec serait pointé du doigt partout.»

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Bon. Vous voyez le topo… En fait, cette déclaration était, disons-le, plutôt gênante… pour lui.

Au point où, sur mon blogue, je l'invitais bien respectueusement à se prendre une «petite camomille»…

http://www.voir.ca/blogs/jose_legault/archive/2010/03/18/une-camomille-m-bouchard.aspx

Or, de toute évidence, le docte sociologue manquait de camomille lorsqu'il a accordé une entrevue que l'on retrouvait ce mercredi matin à la une du Devoir

Cette fois, il s'en prenait à un professeur de l'ENAP, Christian Dufour, pour qui l'enseignement intensif de l'anglais en sixième année pour les élèves des écoles de langue française -un genre d'immersion pour la première moitié de cette année-là -, représenterait une «menace identitaire» et une «bilinguisation de la 6e année».

Et M.Bouchard de lancer en réaction que «tourner le dos à l'anglais» serait «criminel». Oui, oui. Vous avez bien lu…

http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/317899/gerard-bouchard-au-devoir-tourner-le-dos-a-l-anglais-serait-criminel

Comme disait Talleyrand: «tout ce qui est exagéré devient insignifiant».

Mardi, sur la Première chaîne de Radio-Canada, même Gérald Larose s'en prenait à M. Dufour en lui prêtant l'intention de «véhiculer la vieille thèse canadienne-française véhiculée par les nationalistes fédéralistes que la meilleure protection, finalement, c'est de se mettre à l'abri de l'anglais, c'est d'être frileux et c'est de craindre.»

Alors, on cite Talleyrand à nouveau?…

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Au-delà des exagérations…

Bon… J'aimerais tout d'abord préciser que je ne partage pas l'analyse habituelle de Christian Dufour sur la question linguistique, laquelle est essentiellement basée sur le concept dit de «nette prédominance du français». Ce concept, il n'existe nulle part ailleurs au monde. Et ce, pour une excellente raison: une langue nationale n'a pas à être «prédominante», elle est ou non la langue «commune» et ce, avec ou sans minorités linguistiques sur son territoire.

Tout comme je ne partage pas son affirmation selon laquelle ce six mois d'immersion en anglais constituerait EN SOI une menace identitaire.

Cela étant dit, il n'y a nul besoin de verser dans l'excès et de présenter toute analyse critique de cette annonce du gouvernement comme étant quelque chose de «criminel» ou encore, comme dégageant un parfum de vieille ceinture fléchée macérée depuis trop longtemps dans le sirop d'érable… Cela tient en effet de la plus pure caricature.

Le vrai problème se situe ailleurs.

De fait, il se situe ici: est-ce vraiment sage, dans le contexte démo-linguistique qui est le nôtre, de favoriser un usage aussi normatif de l'anglais au sein d'écoles françaises publiques peinant déjà à faire du français la véritable langue commune de tous, indépendamment des origines et des langues maternelles de tous et de toutes?

Ou, dit autrement: le risque ici n'est pas tant l'anglicisation des élèves dont de langue maternelle est le français. Le risque n'est-il pas plutôt de renforcer encore plus le formidable pouvoir d'attraction de l'anglais auprès des élèves allophones?

Car ce pouvoir, il existe. Il est réel. Et il reprend du galon.

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Une situation de concurrence ouverte que l'on semble avoir oubliée…

Le Québec est déjà la seule province au Canada où plus ou moins 40% de ses élèves allophones ayant fait leur primaire et leur secondaire dans la langue de la majorité (ici, le français) optent pour des études supérieures dans la langue de la minorité (ici, l'anglais).

Ce qui, n'importe où ailleurs au Canada, serait, avec raison, comme un phénomène des plus inquiétants.

Imaginez deux secondes la réaction dans le ROC si 40% des étudiants allophones ayant complété leur primaire et leur secondaire en anglais se précipitaient ensuite pour faire leurs études supérieures en français? La chose, en effet, est inimaginable….

Mais ici, hormis la proposition d'étendre la Loi 101 aux cégeps, tout cela est vu comme étant tout à fait dans l'ordre normal des choses. Cherchez l'erreur.

Alors, doit-on au Québec, dans ce contexte unique sur ce continent, où la langue majoritaire est en constante concurrence directe avec la langue minoritaire pour l'intégration des immigrants, renforcer encore cette concurrence dès le primaire en plaçant tout le monde en immersion?

Est-ce au moins possible d'en débattre posément et raisonnablement en se reposant sur des analyses et non seulement sur de l'«opinion»?

D'ailleurs, cette situation de concurrence, parions qu'elle va s'accentuer d'autant que le Québec se propose d'accueillir dans les prochaines années un nombre sans précédent de nouveaux arrivants. Et ce, avec une capacité d'accueil et de francisation problématique.

Le Soleil rapporte même en ce 3 mars, que le Québec «devrait accueillir 200 000 immigrants au cours des quatre prochaines années (…)Selon un document d'orientation en préparation au ministère québécois de l'Immigration et des Communautés culturelles, le Québec accueillerait près de 50 000 nouveaux arrivants pour chacune des années suivantes: 2012, 2013, 2014 et 2015.» Extrait de: http://www.cyberpresse.ca/le-soleil/actualites/societe/201103/02/01-4375544-le-quebec-accueillera-200-000-immigrants-dici-2015.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_B4_en-manchette_2238_section_POS3

Sur ce sujet, une lecture incontournable: «Le remède imaginaire – Pourquoi l'immigration ne sauvera pas le Québec» de Benoît Dubreuil et Guillaume Marois, paru chez Boréal.  (Merci à Renart Léveillé pour la suggestion)  http://www.cyberpresse.ca/opinions/201102/24/01-4373710-le-mythe-de-limmigration.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_B9_place-publique_1242600_accueil_POS1

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Plus «bilingues» qu'on ne le pense…

Évidemment, tout cela participe du désir fort légitime des parents francophones d'assurer un bon apprentissage de l'anglais à leurs enfants. Nul besoin d'en énumérer les raisons. Elles sont connues et évidentes.

Insatisfaits de l'enseignement actuel de l'anglais, l'annonce du gouvernement ne peut que leur plaire…

Mais, encore une fois, ne serait-il pas mieux avisé de mettre aussi dans cette «balance», la problématique incontournable, mais que l'on oublie de plus en plus, qui est celle du rapport de forces complexe exitant entre le français et l'anglais quant à l'intégration des nouveaux arrivants?

Surtout, quitte à me répéter, dans un contexte où 40% déjà d'entre eux optent pour le cégep et/ou l'université de langue anglaise? Et ce, dans un contexte où les derniers recensements ont démontré que le français recule, surtout dans la région montréalaise?

Peut-on, au moins, ne pas perdre de vue ces données essentielles?

Maintenant, pour ce qui est de cet apprentissage de l'anglais.

La perception est que les jeunes Québécois – surtout francophones -, en sont «privés» alors qu'ils baignent en pleine mondialisation… Et que parler l'«anglais» serait, dit-on, un signe d'«ouverture» sur le monde alors que le «monde», lui, est loin de ne parler que l'anglais. Mais, bon, ça, c'est un autre débat…

Pourtant, les chiffres révèlent autre chose.

Regardons de plus près le pourcentage de jeunes au Canada, capables de soutenir une conversation en français et en anglais à l'âge de 21 ans, selon le recensement de 2006.

Citons ici une étude de Statistiques Canada analysant l'impact des divers modèles d'enseignement de la «langue seconde» sur le taux de bilinguisme des jeunes:

«À l'extérieur du Québec, la grande majorité des jeunes francophones (91 %) ont déclaré être bilingues, comparativement à 15 % des jeunes non-francophones. Toutefois, au Québec, le taux de bilinguisme était considérablement plus élevé chez les non-francophones. En effet, 61 % des jeunes francophones au Québec ont déclaré pouvoir soutenir une conversation dans les deux langues officielles, tandis qu'au moins 90 % des jeunes non-francophones ont déclaré être en mesure de le faire.

On a aussi demandé aux jeunes d'évaluer leur aptitude à parler anglais ou français. (…) Au Québec (…) 85 % des jeunes francophones ont évalué leur aptitude en anglais comme étant de passable à excellente.»  Extrait de: http://www.statcan.gc.ca/pub/81-004-x/2008004/article/10767-fra.htm

Voir aussi: http://www41.statcan.gc.ca/2009/50000/cybac50000_002-fra.htm

Et encore: http://www41.statcan.gc.ca/2009/50000/grafx/htm/cybac50000_002_1-fra.htm#table

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Évidemment, on parle ici d'«auto-évaluation». Et donc, subjective par définition.

Il n'en demeure pas moins que – et cela, je le répète depuis 20 ans au moins -, les francophones du Québec forment déjà le groupe linguistique majoritaire de très loin le plus bilingue du Canada.

De très loin.

Et, chez les plus jeunes, ce pourcentage est encore nettement plus élevé. En 2006, il dépassait déjà les 60%… alors qu'il stagnait à 15% chez les jeunes non-francophones du reste du Canada.

Maintenant, cela veut-il dire que l'enseignement de l'anglais au Québec ne doit pas être encore amélioré, surtout en régions? Bien sûr, qu'il doit l'être.

Mais cela nécessiterait-il vraiment, avec des niveaux de bilinguisme fonctionnel déjà élevé, de renforcer encore plus le rapport de forces de l'anglais à Montréal et dans l'Outaouais en plongeant tous les élèves des écoles françaises publiques dans un bain d'immersion anglaise pour la moitié entière de leur 6e année?

Et ce, répétons-le, alors que plus de 40% des allophones passent déjà à des cégeps et des universités anglophones? Ce qui, selon des études récentes, influe également de manière importante sur la langue de travail qu'ils parleront principalement à l'âge adulte et, à terme, sur les transferts linguistiques qu'ils effectueront. Voir: http://irfa.ca/n/sites/irfa.ca/files/analyse_irfa_SEPTEMBRE2010A_5.pdf

Nul besoin de préciser qu'un taux aussi élevé de fréquentation de cégeps et d'universités anglophones a un effet anglicisant sur le reste de la vie adulte, surtout en milieu de travail.

Comment ne pas, tout au moins, soulever la question?

En passant, si les anglophones du ROC ont tant besoin de programmes d'immersion en français et ce, avec des résultats tout de même décevants, c'est parce que le français est à peu près absent de leur environnement… tandis qu'à Montréal et dans l'Outaouais, l'anglais est en fait de plus en plus présent…

En passant, aussi, si l'apprentissage de l'anglais fonctionnel était aussi déficient qu'on le dit (bien sûr, il demeure perfectible), les jeunes francophones du Québec seraient nettement plus nombreux à choisir le cégep anglophone pour parfaire leur anglais. Or, ils ne sont que 5% à le faire.

Et, toujours en passant, selon les recensements de 2001 et 2006, même la proportion de francophones bilingues dans la Ville de Québec est plus élevée que la proportion d'anglophones à Ottawa… C'est pour dire.

Voir: http://www.francophoniecanadienne.ca/main+fr+01_200+Nouvelles_statistiques_sur_le_bilinguisme_de_la_region_de_Quebec_et_celle_d_Ottawa-Gatineau.html?AnnonceCatID=8&AnnonceID=373

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Bref, PERSONNE au Québec ne TOURNE LE DOS à l'anglais.

Bien au contraire…

Donc, nul besoin de crier au CRIME de lèse-majesté comme l'a fait Gérard Bouchard.

Par contre, pour ce qui est du français hors Québec, c'est vraiment, vraiment une autre histoire.

D'ailleurs, ce jeudi matin, sur les ondes de la Première chaîne, Gérard Bouchard notait que dans son entrevue au Devoir, il ne parlait pas en soi de l'annonce du gouvernement Charest, mais qu'il parlait «de façon générale».

«Le Québec ne peut pas tourner le dos à l'anglais», ajoutait-il, «ce serait criminel s'il le faisait. Je pensais en particulier à la génération des jeunes Québécois, quand elle deviendra adulte, il ne faudrait pas qu'elle se sente désavantagée par rapport aux autres jeunes d'autres nations (…)».

Or, selon les données ci-haut, cela ne semble vraiment pas être le cas. Du moins, pas de manière «générale». Peut-être, par contre, de manière «régionale».

Et, la maîtrise du français, elle? Pourrait-on aussi, entre deux discussions de salon sur la «mondialisation», recommencer à s'en préoccuper un tantinet?

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Addendum:

Petite précision biographique: historienne et politologue de formation, je me suis spécialisée sur la question linguistique. En 1995-96, je fus également la directrice de recherche du premier bilan commandé par le gouvernement sur la situation de la langue française depuis l'adoption de la Loi 101. Également auteure de «L'invention d'une minorité. Les Anglo-Québécois» (Boréal). Et, enfin, chroniqueure politique au VOIR et à The Gazette, tout à fait «bilingue» depuis l'âge de 8 ans… et ce, même avec des parents unilingues et en fréquentant à l'époque des écoles publiques francophones d'un quartier ouvrier de Montréal…

Tout récemment, je signais la préface du dernier livre du chercheur et mathématicien Charles Castonguay – pour qui j'ai le plus grand respect. Le titre: «Le français dégringole. Relancer notre politique linguistique», paru aux Éditions du Renouveau québécois. Une lecture fort, fort éclairante.