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Les nouveaux intouchables (*)

 

L'épiderme politique au Québec serait-il devenu sensible au point où d'être devenu la seule démocratie au monde où il ne serait plus possible de dénoncer une monarchie, même en termes durs?

Ou encore de critiquer sévèrement un ancien premier ministre maintenant au service rémunéré d'une puissante compagnie gazière albertaine et d'une industrie dont les intérêts ne sont pas nécessairement ceux du bien public québécois?

C'est pourtant bien ce qu'on aurait cru aujourd'hui à entendre les appels répétés au crime de lèse-majesté lancés par des élus contre les propos du député de Québec solidaire, Amir Khadir.

Sur la visite du très photogénique couple royal, M. Khadir n'a fait qu'exprimer tout haut ce que bien des Québécois pensent – et sûrement une partie des Canadiens anglais. Soit qu'il est tout à fait possible de critiquer le fait de payer à même les fonds publics les visites onéreuses des descendants d'une royauté.

Et pourtant, selon la vice première-ministre, Nathalie Normandeau, «Amir Khadir devrait s'excuser d'avoir qualifié la visite du couple royal de «parasitaire» (…) Monique Gagnon-Tremblay, la ministre des Relations internationales, l'accuse même d'avoir tenu des propos «dangereux» et d'avoir «incité à la violence». Comment? M. Khadir a dit qu'il souhaite participer à la manifestation du Réseau de résistance québécois (RRQ), un groupe controversé, pour dénoncer la visite officielle du couple royal. «Il veut manifester avec des indépendantistes radicaux comme (le porte-parole du RRQ Patrick) Bourgeois, qui dit qu'il va faire la guerre et qu'il va vaincre», affirme la ministre.» (1)

Quoi?

Des propos «dangereux» et incitant à la «violence»? Maintenant, qui exagère le plus ici?

Par contre, ces propos étaient-ils inélégants? Certes. Grossier? Pas tout à fait.

Quoique, si les vierges offensées de la classe politique se mettaient à chercher les vraies grossièretés qui les concernent – comme dans une gouvernance déficiente et parfois même faiblarde dans le département de l'éthique -, elles auraient de quoi s'occuper.

Quant au chef de l'ADQ, Gérard Deltell, qui accusait le député de QS de «manque de savoir-vivre», pour quelqu'un qui a traité le premier ministre de «parrain»…

Même le premier ministre a déjà traité une députée péquiste, en pleine Chambre, de termes que je n'ose même pas répéter ici.

Alors, pour ce qui est des leçons de bienséance, il semble y avoir amplement à boire et à manger de chaque côté de la Chambre…

Quant à Mme Normandeau, elle ferait sûrement mieux aussi d'examiner sa propre propension à traiter d'«émotifs» tous ceux qui osent s'opposer aux positions de son gouvernement dans le dossier controversé des ressources naturelles…

Quant à l'échange musclé entre messieurs Kadhir et Lucien Bouchard en pleine commission parlementaire où ce dernier venait demander des compensations à même les fonds publics pour ses nouveaux employeurs privés, quiconque a connu et/ou couvert l'ancien premier ministre y a tout de suite la part habituelle de théâtre qu'il aime apporter à chacune de ces crises d'indignation (2).

Mais à force de les faire et de les refaire, M. Bouchard commence à ressembler à une caricature de lui-même…

Pour l'homme qui a traîné Yves Michaud dans la boue en décembre 2000 en usant de rien de moins qu'une motion de blâme votée à l'unanimité des élus pour des propos qui furent déformés à dessein, disons que son affirmation selon laquelle M. Khadir n'aurait «aucun droit» d'avancer qu'il manque de fidélité envers le bien commun des Québécois prenait une solide dose d'audace… ou d'amnésie sélective.

On dirait bien qu'au-delà du penchant naturel de M. Bouchard pour les effets de toge, les envolées théâtrales et l'indignation portée haut et fort, l'ancien premier ministre n'a pas encore compris que sa décision d'accepter de représenter le lobby gazier et d'être rémunéré par une puissante compagnie albertaine, a laissé un goût amer chez beaucoup de Québécois (3).

C'est un fait. Objectif et indéniable.

Qu'il refuse, de surcroît, de se le faire dire en public par un élu, en dit long sur la perception qu'il semble avoir d'être au-dessus de toute critique sérieuse allant au fond des choses.

Et pour ce qui est du fond de la question, M. Bouchard semble aussi refuser de voir que, contrairement à ce qu'il disait en commission, il n'y a pas au Québec de «réticence» au privé en soi, mais plutôt une grande fatigue collective de voir de nombreuses compagnies, d'ici et d'ailleurs, profiter sans vergogne depuis des décennies des ressources naturelles des Québécois sans avoir à leur payer une vraie et juste part.

Elle est là, la vraie «réticence». C'est une réticence à se faire voler collectivement.

Quant aux sorties multiples et récentes du député Khadir, certains ont conclu à une stratégie concertée pour s'arroger un maximum d'attention médiatique.

Quelques commentateurs plus identifiés à droite ont même avancé qu'il tentait ainsi de séduire la frange la plus «radicale» et «fanatique» du PQ…

Pour l'attention médiatique, il n'y a nul doute que le député de Mercier sait comment maximiser sa visibilité.

Mais s'il le fait parfois en prenant des positions qui ne tiennent pas la route – le cas de ce marchand de chaussures de la rue Saint-Denis en est un -, dans les cas du couple royal, de l'ancien premier ministre, voire aussi du projet d'amphithéâtre de Québec, il exprime des points de vue que partagent sûrement de nombreux Québécois.

Et fait à noter: il le fait en s'en prenant directement à des «décideurs» dont il est possible de douter, du moins pour certains, du caractère «altruiste» de leurs propres intérêts financiers et économiques…

En cela, il projette l'image d'un élu qui ne fait pas partie du tricot très serré des élites financières et politiques d'ici. Dans une ère où les mots «corruption» et «collusion» fusent de toutes parts, c'est une caractéristique qui ne passe pas inaperçu.

On se souviendra d'ailleurs qu'il avait été également le seul à confronter directement l'ancien PDG de la CDP, Henri-Paul Rousseau, lequel, après avoir présidé à une perte historique de plusieurs dizaines de milliards de dollars, s'était ensuite trouvé un coussin doré chez Power Corporation.

Un affrontement qu'aucun autre élu, obnubilés qu'ils étaient presque tous par la force du personnage, n'avait eu le courage de soutenir.

Et ce fut le même manque collectif de courage dont ont souffert les députés face à Lucien Bouchard. Tous qu'ils furent autour de la table, sauf un.

Tant que le député de Mercier exprimera des préoccupations réelles que les autres partis ignorent ou minimisent, il aura les caméras et les micros pour lui. Et l'estime populaire.

Et comme les autres, lorsqu'il ne le fait pas, il a droit, lui aussi, à ses propres volées de bois vert…

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(*) En mars 2009, ma chronique intitulée «Les Intouchables» portait sur cet autre «intouchable» des élite actuelles du Québec: Henri-Paul Rousseau… http://www.voir.ca/blogs/jose_legault/archive/2009/03/11/les-intouchables.aspx

  1. http://www.cyberpresse.ca/actualites/quebec-canada/politique-quebecoise/201105/31/01-4404587-couple-royal-parasite-normandeau-demande-a-khadir-de-sexcuser.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_B4c_video_1086353_accueil_POS5

  2. Pour visionner l'échange entre messieurs Khadir & Bouchard: http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/AudioVideo-36451.html

Et pour lire la transcription complète des échanges en question: http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/capern-39-2/journal-debats/CAPERN-110531.html

    (3) Ce que je rapportais en exclusivité le 27 janvier dernier: http://www.voir.ca/blogs/jose_legault/archive/2011/01/27/talisman-energy-inc-s-occupera-de-la-r-233-mun-233-ration-de-lucien-bouchard.aspx

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Et voici quelques morceaux choisis de l'échange Bouchard-Khadir:

A.K.: «M. Bouchard, beaucoup de gens, surtout des souverainistes, des indépendantistes, se sont désolés de vous voir passer, disons, comme représentant de l'industrie pétrolière et gazière. C'est sûr que, pour les indépendantistes que nous sommes, il est assez inconcevable qu'on puisse servir les intérêts d'une nation tout en travaillant ardemment à protéger des intérêts de multinationales étrangères qui cherchent en fait à spolier nos ressources naturelles, comme ils l'ont fait pour le plus clair des dernières années pour ce qui est des ressources gazières, pétrolières, des ressources aussi minérales. Je n'ai pas besoin de faire beaucoup de démonstration là-dessus, c'est désolant… mais aussi pour notre peuple.

Moi, j'ai reçu… sachant qu'il y avait une commission, il y a une jeune citoyenne de Montréal qui m'a écrit, en fait, quelque chose qu'elle voulait que je vous lise: «Lucien Bouchard, la nation québécoise mérite mieux que ce que vous êtes venu lui proposer. (…) En fait, elle vous écrit.»

L.B.: «À moi?»

A.K.: «Oui: «la nation québécoise mérite mieux[…]»

L.B.: «À travers vous, vous êtes le facteur, vous êtes le facteur..

A.K.: «Oui, je suis le facteur, je suis l'humble facteur d'une citoyenne

(…)

A.K.: «Voici la lettre qui est adressée à M. Bouchard. En fait, vous êtes venu… M. Bouchard est venu proposer qu'on protège le droit individuel d'entreprises qui voient leurs propriétés spoliées. Alors, elle, elle dit, elle travaille fort, cette jeune, elle nous dit que «La nation québécoise travaille fort, elle lutte pour demeurer souveraine sur sa terre de ses richesses. Et, là…» Puis elle commence à citer Gatien Lapointe dans son Ode au Saint-Laurent : «Et là… "Et l'âpreté du soleil sur sa nuque, Et la rude espérance et la haute justice," Et la patience fidèle de ses pas.» Malheureusement, vous n'avez pas été fidèle à cet engagement que nous devons avoir comme serviteur du bien public...»

L.B.: «Est-ce que je suis ici pour subir des jugements moraux de ce monsieur? (…) Est-ce que c'est la tradition, maintenant, dans cette enceinte, que de porter des jugements de nature morale sur les gens qui y comparaissent?»

(…)

L.B.: «Mais, c'est absolument indigne, ça? Où est-ce qu'on est? (…) C'est la cour du roi Pétaud! (…) Vous me dites que je n'ai pas été fidèle aux Québécois… (…) Je ne vous reconnais aucun droit de porter des jugements sur ma fidélité aux Québécois. (…) Aucun droit. Aucun droit. Il est en dehors de ses pompes, là, lui, M. le Président.»

(…)

A.K.: (…) «M. Bouchard est ici parce qu'il s'inquiète des droits d'exploration et d'exploitation des compagnies qui sont en grande majorité des compagnies américaines ou canadiennes à l'extérieur du Québec. Il se trouve qu'il pense que c'est eux qui ont fait l'exploration et… et, disons, qui ont mené les études. Et il nous a même dit que l'entreprise Junex, par exemple, qui est le seul exemple québécois qu'il peut nous citer, ça a été réalisé parce que la SOQUIP avait laissé aller les permis. Or, vous savez que, dans un texte de Jacques Gélinas, on a appris en janvier dernier qu'en fait c'est M. Bouchard et M. André Caillé que… lorsqu'il était président d'Hydro-Québec, qui ont liquidé la SOQUIP, la Société québécoise d'initiatives pétrolières, qui, à la fin des années quatre-vingt-dix, dans les années quatre-vingt-dix, était en contrôle de tous ces permis et avait fait pendant 40 ans, 30 ans, des explorations et l'investigation qui ont été remis littéralement à l'industrie privée. Et c'est M. Bouchard qui a forcé la SOQUIP à renoncer à son mandat et qui a fini de la liquider, d'accord?

Alors, je voudrais lui demander: Comment alors est-ce qu'il peut aujourd'hui venir réclamer des droits pour ces entreprises privées qui nous ont spoliés, qui nous ont dépossédés de 30 ans d'investissements publics dans la SOQUIP…»

L.B.: (…) permis bien avant que… que j'arrive au pouvoir, là. Ils ont même investi 40 millions en Alberta à même les 100 millions qui leur avaient été octroyés. Et c'est ce jeune ingénieur qui travaillait pour la SOQUIP à l'époque, qui a décidé de reprendre le flambeau puis d'essayer de prouver qu'il y en avait… Deuxièmement, puis la question principale, elle est de fond. Vous faites référence à la nation québécoise dont nous sommes tous et dont les intérêts nous tiennent tous à coeur. Et je vous soumets, monsieur, qu'il faut se préoccuper de la possibilité pour la nation québécoise et pour le Québec de recevoir des investissements. Et on ne peut pas s'imaginer que les investissements ne peuvent venir que du Québec. Tous les pays au monde reçoivent des investissements étrangers; le Québec n'en reçoit pas assez, pas assez, en reçoit moins qu'autrefois même. Il faut absolument que nous nous assurions que le développement des… du Québec, que le développement de la nation québécoise puisse s'effectuer en particulier avec la contribution des investissements publics, des investissements privés qui viennent de corporations. Et je ne comprends pas cette espèce d'urticaire (…) que vous faites quand vous parlez des corporations. (…) Les corporations sont des citoyens qui ont des droits.»

(…)

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