BloguesHannibal Lecteur

Danser parmi les ruines

Pensées éparses à propos de la vie, des médias québécois, des bébés et des ruines. 

Je pense à la vie, ces temps-ci.

Pas seulement la mienne, malgré mon incapacité obstinée de me dissocier de mon propre petit parcours, mais surtout à la notion même de la vie.

C’est dans l’air. Des bébés apparaissent autour de moi et chaque apparition distancée apporte son lot de progrès indéniables : soudainement, mon petit neveu adorable, d’une volonté de fer qui dépasse largement la mienne, remarque sur le balcon que des voitures peuvent passer derrière sa tête d’un côté et sortir de l’autre, lui permettant comme ça de conceptualiser un espace tridimensionnel invisible mais tout aussi réel.

À mon âge, la découverte demande soit une entreprise individuelle volontaire qui exige que je m’expose à de l’inconnu, comme le voyage ou bien une nouvelle activité, soit un émerveillement face à un quotidien qu’on a tendance à trop prendre pour acquis, ce qui est en fait bénéfique pour un cerveau qui n’a plus besoin de se fatiguer à continuellement enregistrer minutieusement des informations redondantes. Mais les enfants de mon entourage, eux, ils découvrent absolument tout : c’est en faisant tomber régulièrement des objets qu’ils comprennent une certaine notion de la gravité. Toute nouvelle texture est une découverte stimulante. Tous les visages sont nouveaux. Rien n’est inné.

C’est un bombardement de stimuli constants qui, si je me fie aux sourires amusés de bambins enthousiastes, fait plaisir à ces petits scientifiques curieux de connaître le monde autour d’eux tandis qu’ils commencent à habiter un corps que leur seule volonté peut mouvoir et transporter d’un point à un autre, ce qui leur était tout récemment impossible. Je dois avouer qu’il m’est difficile de me mettre dans la peau d’un bébé pour qui les règles de la vie s’écrivent au fur et à mesure que ses yeux et ses mains et sa bouche se posent sur un quotidien, idéalement sécuritaire, mais inévitablement émerveillant pour le canevas blanc qu’est le cerveau d’un bébé.

Traduire l’universel

Mon plus grand souhait, en tant que rédacteur, et potentiellement écrivain, si jamais la chose arrive, c’est d’être capable de traduire l’universel, entre autres (j’aimerais aussi traduire à quel point notre insignifiance est salvatrice et magnifique). Et l’universel, c’est cette pulsion de vie qui pousse en chaque chose vivante et qui fait que ce qui est habité par la vie cherchera, inconsciemment, biologiquement, irrémédiablement, à se reproduire. De l’arbre à l’humain à la cellule à la vache à l’araignée, ce qui est habité par la vie trouvera tous les moyens possibles non seulement pour exister, mais pour transmettre ses propres gênes dans son environnement. Pas seulement la survie, mais la reproduction, la multiplication de soi.

Au mieux, ça donne un équilibre, ça créé un écosystème dans lequel l’égoïsme génétique inné de chaque élément contribue à une harmonie naturelle. Dans une forêt donnée qui connaît une certaine biodiversité, aucune espèce végétale ne viendra à dominer l’ensemble du territoire, malgré que la reproduction sans fin soit inscrite dans leur code génétique. Il se créé, dans la compétition naturelle d’espèces différentes, une harmonie issue de cette même compétition.

(Biologistes et autres scientifiques me pardonneront ce dernier paragraphe qu’ils ne liront pas : ceci est mon interprétation de la vulgarisation scientifique que je lis et que j’écoute, ici et là)

C’est une harmonie qu’on semble relativement incapable de reproduire à l’échelle humaine, j’ai l’impression. Notre conscience de soi fait probablement en sorte qu’on préfère la domination homogénéisée au partage harmonieux des ressources.

On ne choisit pas

Je m’égare. Je ne sais pas nécessairement où mène mon train de pensée, mais je m’arrête régulièrement à l’industrie dans laquelle je baigne, et qui traverse actuellement une crise potentiellement fatale, en ce sens que ce qui naîtra après la crise différera probablement drastiquement de ce qui existait avant celle-ci.

Donc en ce moment, dans mon industrie, c’est-à-dire les médias québécois, on marche parmi les ruines. Je ne suis pas le seul à le contempler. Mais je me demande parfois si je ne devrai pas approcher le tout avec un peu plus d’humour. Je me demande parfois si la meilleure chose à faire parmi les ruines, c’est de danser. Est-ce que danser parmi les ruines d’une industrie, c’est leur donner un nouveau sens? C’est la faire revivre? Est-ce le meilleur moment de tenter d’écrire une symphonie tandis que le Titanic coule? Ou doit-on jouer les airs familiers qui nous ont menés à l’iceberg tandis que le sol craque sous nos pieds?

La vie est cyclique. La mort et la naissance font éternellement partie de ce processus sans fin (selon notre conception du temps) et on ne choisit pas notre contexte. On joue avec les cartes qui nous sont distribuées. Et les nôtres sont bien étranges : jamais dans l’Histoire n’avons-nous été aussi informés, et pourtant nos connexions servent surtout à la surveillance. Les autorités nous surveillent pour mieux nous contrôler et entre temps on se surveille pour être sûr qu’un penseur trop libre soit rapidement battu dans les rangs du confort virtuel d’une pensée de plus en plus étroite. L’algorithme de Facebook est conçu en fonction du rétrécissement des options intellectuelles; ce seront les mêmes amis qui apparaîtront sur le fil d’actualité, partageant les mêmes nouvelles, parlant des mêmes sujets. Au lieu de repousser les murs de nos propres connaissances, nous creusons davantage vers une tombe virtuelle, aussi petite que confortable, et humide.

Et bien que nous ayons accès à toute l’information du monde (théoriquement, et pour une période bien limitée), nos ressources s’amenuisent. Nous devons faire de plus en plus, avec de moins en moins, tandis que nous voyons nos estimables collègues être impitoyablement avalés par les vagues étrangement synchronisées d’un marché cruel et d’un gouvernement rétrograde.

Et pourtant, nous avons encore quand même la chance d’écrire à propos de ces choses qui nous fascinent. De parler de ce qui nous anime. Ça reste une chance inouie qui est privée à tant de gens, partout.

Des fois je me demande, c’était comment, pendant l’âge d’or des médias? Y a-t-il eu une période où les ressources pullulaient, où les projets novateurs s’envolaient, où les collaborations permettaient de créer de grandes choses, et où l’argent n’était pas cette denrée rare que tout le monde cherche dans un désert, tournant en rond et ensemble, dans la période sèche de nos médias?

Qu’aurai-je donné pour connaître une époque glorieuse, une époque faste, pour naître professionnellement non pas dans la crise, mais dans l’effervescence?

J’aurai dansé, à cette époque, j’imagine.

Alors autant danser parmi les ruines.