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Sophie Durocher m’a fait réfléchir

Si aujourd’hui n’est pas un bon moment pour parler, quand est-ce qu’on devra briser le silence?

Il est plutôt rare qu’une idée de Sophie Durocher m’inspire une réflexion poussée, au delà de l’indignation ponctuelle justifiée par le rapport stupéfiant entre sa visibilité considérable et les failles toutes aussi considérables dans sa logique que je vois dans la plupart de ses arguments (une version antérieure de ce texte contenait une formulation différente que j’ai jugé inutilement agressive). Mais tout récemment, elle a exprimé une petite réserve quant aux nouvelles publicités du Guide Resto Voir dans lesquelles on met en scène un juif, un catholique et un musulman, chacun visiblement religieux et pratiquant, autour de la même table et du même guide de la restauration. En pleine période d’attaque à St-Jean et à Ottawa, disait-elle, il est peu probable, illusoire même, de voir un juif, un catholique et un musulman autour d’une même bonne table.

Outre la réaction virtuelle immédiate que ça m’a inspiré (un souper pseudo-corpo avec deux collaborateurs de différentes plateformes du VOIR chez un client du VOIR), j’ai réalisé que ce genre de pensée était symptomatique d’un mal plus large qui dépasse de loin les seules limitations culturelles de Sophie Durocher.

Dernière parenthèse avant d’entrer dans le vif du sujet, je le jure: la photo a inspiré de nombreuses réactions, dont des questionnements sur nos habitudes religieuses réelles. Je dois bien dire qu’effectivement, Hamza, Julien et moi-même sommes de bien piètres exemples de piété religieuse, mais c’était un peu l’idée. Si on limite ces trois personnages fictifs à leurs dénominations religieuses communes, on les simplifie à outrance: l’habit fait le moine. Nous ne représentions évidemment pas les versions plus stéréotypées de ces religions, et on s’est fait dire, légèrement, que notre geste était un peu de mauvaise foi (le terme est particulièrement délicieux ici). Mais c’était justement ça l’idée. Je suis content de ne pas être mis dans le carcan d’une définition statique du juif, et franchement, personne ne devrait l’être. Comme cette éventuelle émission à TV5 le propose, on devrait tous manger autour de la même table.

Mais non, en fait. Parce qu’en ce moment c’est tendu avec les fusillades à Ottawa et St-Jean. Et Sophie Durocher aurait peut-être trouvé ça inapproprié, une telle pub, en pleine période de la charte (je dois donner ici la chance au coureur et avouer que c’est une stipulation purement hypothétique que j’entretiens seulement pour marquer mon point, je ne l’accuse pas rétroactivement d’être contre une campagne publicitaire présente dans un contexte passé).

Ce que je veux dire, c’est que l’argument « Now is not the time » est trop souvent utilisé par les autorités conservatrices ou rétrogrades de ce monde qui utilisent l’opportunité d’une urgence ou d’une période particulièrement tendue pour faire valoir des politiques qui leur sont chères et faire disparaître, momentanément, ils nous rassurent, ces entités politiques, ces droits, ces habitudes qui les dérangent.

En pleine période post-11 septembre, le gouvernement américain a installé le Patriot Act: en pleine crise, il est plus facile de faire accepter que tous les citoyens soient surveillés, puisque la plupart de ceux-ci vont s’imaginer que seuls leurs homologues musulmans douteux seront l’objet d’espionnage systématique.

À chaque manifestation ou chaque grève, on installe des mesures qui limitent le droit à la prise de parole publique, à la dissension, en illustrant les abus (hypothétiques, fabriqués ou parfois réels) des citoyens pour justifier la restriction de leurs libertés fondamentales. Il est important de ligoter monsieur aujourd’hui pour qu’il puisse mieux marcher librement demain.

Sauf que le piège à con, il est là.

Un sacrifice, ce n’est pas quelque chose qu’on met de coté, c’est quelque chose qu’on sacrifie, qu’on tue, qu’on perd.

Le meilleur exemple actuel, c’est l’austérité. Le grand piège c’est de nous faire croire que, tandis que l’économie va mal, on va devoir s’occuper de l’économie d’abord, parce que l’économie c’est important, et ce, jusqu’à ce que l’économie aille mieux. Jusqu’au moment de solidité économique incomparable et unique. Le piège à con? Si on continue de considérer l’économie comme importante, il n’y aura jamais un moment où on va se dire, collectivement, qu’on a assez pris soin de notre domaine le plus important. Si l’économie est le dieu qu’il nous faut à tout prix sauver, quand est-ce qu’on pourra considérer qu’on lui aura insufflé suffisamment de soins?

Jamais.

Entre temps, on coupe dans les services sociaux, la science, les arts, en prétendant implicitement, quand on daigne même en parler, qu’on y retournera quand ça ira mieux économiquement. En ignorant évidemment le fait qu’il est facile de détruire des infrastructures imparfaites qui existent déjà mais qu’il est difficile d’en créer des nouvelles qui deviendront éventuellement fonctionnelles, surtout si on continue d’exister dans une société où la santé d’une main invisible est plus importante que tous les autres membres de cette dite société.

Il ne faut jamais croire un politicien, ou un chroniqueur, quand celui-ci nous dit que ce n’est pas le moment de faire valoir nos droits, de faire respecter nos principes, d’entamer le dialogue avec l’autre. Vaut mieux du vent dans la chambre qu’un appartement moisi. Autant ne jamais fermer la porte au complet.

Autant se parler.