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Pour une éthique du spoiler

Voici donc, chers cinéphiles, un guide pratique pour le téléspectateur prompt au spoilers. Montre-lui ceci et profite de conversations autour d’une œuvre filmée en toute quiétude. 

House of Cards copie

Nous avions loué The Sixth Sense et, en pleine séance de cinéma familial, mon frère affirme, candidement: « Ah ça c’est le film ou Bruce Willis est mort tout le long? ». Malgré ses justifications, comme quoi nombre d’indices permettaient d’en venir à cette conclusion, l’expérience de Shaylaman, poussé à l’époque par la machine hollywoodienne comme étant la sensation cinématographique de l’heure, était gâchée pour moi.

Aujourd’hui, on se demande si on a le droit de spoiler House of Cards. Visiter Tumblr, les jours suivant la diffusion d’un nouvel épisode du sanglant Game of Thrones, il est parfois facile de deviner quel personnage ne fera plus son apparition dans la série adaptée de George R. R. Martin. Bref, le code éthique qui suit ne s’applique pas nécessairement au web, parce que, avouons-le, bin, les gens sont des pas fins.

Mais en personne, en conversation mondaine, comment faire pour éviter les pièges du spoiler? La cinéma et la télévision restent des sujets de discussion artistiques fascinants. Là ou la littérature est souvent plus exclusive (les lectures communes dans un groupe se faisant plus rares), et ou la musique est surtout vécue, le cinéma et la télévision peuvent être discutés, débattus. Il est donc important de suivre des règles éthiques quant à ce qu’on raconte par rapport à une oeuvre spécifique. Voici sans plus tarder, le guide pratique d’une conversation sans spoiler.

 

Évite les morts:

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On parlera de la mort comme d’un élément anodin, quelque chose de pas si grave à dévoiler. En fait, si « Il appelle sa mère », « ils s’achètent une voiture » ou « Il reçoit un héritage important d’un grand-père nazi et ne sait pas quoi en faire », sont des éléments narratifs importants, le fait est que la mort l’est davantage. La mort, en fiction comme dans la vie, va souvent altérer le cours des événements. Il ne s’agit pas simplement de l’annonce factuelle de la fin d’un personnage antipathique ou sympathique. La mort va généralement bouleverser une lutte de pouvoir en cours, elle va changer l’échiquier politique, affecter les personnages qui sont proches du défunt, et, fort probablement, accélérer le cours d’un récit, ou le changer profondément. Comme en début de paragraphe, si la mort fait partie de la prémisse, comme dans Weekend at Berny’s, il est quasiment stupide de ne pas le mentionner. Mais souvent, il s’agira d’un événement bouleversant qui affectera l’expérience du téléspectateur. Ne lui gâche pas ça, ok?

 

Tu peux aller au delà de la prémisse, évidemment:

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À notre époque, il est fort probable que le téléspectateur moyen ait été agressé de promotion virale des studios hollywoodiens, et qu’il en connaisse déjà pas mal sur les prémisses et les synopsis des films et des séries dont on fait la promotion. Cependant, assure-toi de connaître le niveau de connaissance de ton interlocuteur: « As-tu vu la publicité Red Band? » « T’as vu les posters des personnages? », « As-tu entendu parler du stunt publicitaire cette semaine? » Ce sont des petites questions. Rappelle-toi que t’es en conversation, donc une partie de toi doit être à l’écoute de ton interlocuteur. En lui posant ces questions, tu pourras en déduire son niveau d’intérêt, et il pourra lui-même s’aventurer en t’expliquant qu’il n’a aucun intérêt à voir ce film ou que, au contraire, il veut le voir, mais il veut en savoir un minimum parce qu’il aime vivre une expérience en sachant le moins possible sur ce qui s’en vient.

 

Le silence du groupe:

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C’est peut-être un peu radical de ma part, mais si un individu n’a pas encore vu un épisode ou un film qu’il attend, il faut être silencieux sur le développement narratif. On peut marquer son enthousiasme effréné pour la chose, question d’accélérer son téléchargement illégal du prochain épisode de Better Call Saul. Mais on ne peut pas lui gâcher l’expérience. À la limite, on change de sujet, si on est incapable de parler de l’épisode ou du film sans en dévoiler l’élément important. C’est une des rares fois ou je favoriserai toujours la minorité à la majorité. Même si huit amis ont vu le film en question, mais qu’une personne était trop occupée la veille, je propose que la conversation passe à autre chose après une chaude recommandation de la part de tous les amis qui pourront en discuter en son absence. Ne pas abuser de cette virginité télévisuelle: après un certain temps, c’est vous le coupable.

 

Situer l’oeuvre dans le temps:

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Au début de cet article, j’ai spoilé The Sixth Sense. C’est, à mon avis, acceptable. Après un certain temps, la poussière de l’œuvre est retombée, et elle fait davantage partie des archives plutôt que des onglets Netflix auquel on se précipite en fin de semaine. À mon avis, il est tout à fait éthique de parler des détails surprenants de Fight Club à quelqu’un qui a notre âge ou qui est plus vieux. Mais il faut faire attention aux plus jeunes d’entre nous: peut-être n’ont-ils jamais été exposés à l’œuvre dans sa période promotionnelle ou dans ses anniversaires subséquents, et dans ce cas-là il faut encore faire preuve d’écoute. Pour ma part, mais c’est une conviction personnelle et je ne tiendrai rigueur à personne, je ne parle même pas de spoilers pour des gens qui n’ont pas encore vu les Star Wars des années 70, par exemple. Quand il est question de sacré, pour moi, c’est le silence, la contemplation ou la communion, jamais le spoiler.

 

Parle d’autres choses que des faits:

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Eleanor Roosevelt aurait dit « Great minds discuss ideas; average minds discuss events; small minds discuss people. » Dans ta discussion passionnée à propos d’un film, tu peux aborder plein d’autres sujets que les éléments factuels de la trame narrative: la qualité de la réalisation, le qualité de la performance des acteurs principaux (garrde-toi une certaine gêne par rapport aux caméos ou aux apparitions surprises, n’est-ce pas), la force de l’écriture, la place de la pièce dans l’œuvre du réalisateur, etc. Il est possible d’en dire énormément, d’inspirer son interlocuteur à voir l’œuvre, tout en ne gâchant jamais de point important du récit qui pourrait gâcher l’expérience.

 

Pour les lecteurs: si vous avez lu le livre, ou la série de livres, avant que la chose ne sorte au cinéma, les mêmes règles s’appliquent, malgré les déviations qu’on peut anticiper de toute adaptation. Ce n’est pas parce que ce n’est pas exactement la même chose qu’il faut en dévoiler des détails.

Voici donc, chers cinéphiles, un guide pratique pour le téléspectateur prompt au spoilers. Montre-lui ceci et profite de conversations autour d’une œuvre filmée en toute quiétude.