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Féminisme et schizophrénie

Une des questions que les gens me posent le plus souvent, quand je glisse, quelque part dans une conversation, le fait que j’ai passé les trois dernières années de ma vie à étudier l’oeuvre de Simone de Beauvoir et à écrire quelque cent cinquante pages sur le sujet, c’est généralement: « Ah, ouin, mais tu dois être féministe toi, non ? ». C’est une question qui a cessé de me déstabiliser, même si j’ai passé quelque temps à grimper dans les rideaux chaque fois que quelqu’un suggérait que Beauvoir était une auteure féministe. Ce n’est pas exact, et il y a un petit quelque chose d’obsessif en moi qui n’aime pas l’inexactitude des choses. Évidemment, la confusion me semble normale: c’est vrai que Beauvoir a écrit un des livres fondateurs du féminisme de la deuxième vague, mais elle l’a fait à une époque où le mouvement féministe était en latence, et elle n’a pas vraiment épousé la cause des femmes au moment où elle a publié Le Deuxième Sexe. Elle s’est cependant jointe au MLF dans les années 70, et elle a milité à ses côtés jusqu’à sa mort en 1986. Ce qui est exact, donc, c’est de dire que Beauvoir était une auteure formidable et accomplie, passionnée par d’innombrables sujets politiques et culturels, dont la condition des femmes, et qu’elle a d’ailleurs milité avec le MLF lors de l’émergence du féminisme de la deuxième vague. Une fois la vérité rétablie, je me sens plus à l’aise d’expliquer que ce qui me fascinait dans l’oeuvre de Beauvoir, c’est avant tout son rapport à l’intime et son engagement intellectuel, et que le féminisme de Beauvoir n’est pas particulièrement intéressant à mes yeux. Comme les gens ont parfois le don de manquer d’originalité, cette dernière affirmation les déstabilise un peu, mais peut-être pas autant que quand je finis par leur répondre que le féminisme, moi, non, pas vraiment.

Mon rapport avec le féminisme est particulier et très certainement tordu. Je le connais bien pour l’avoir étudié sous toutes ses coutures. J’ai lu Kate Millett, Betty Friedan et Judith Butler. J’ai essayé de les comprendre et presque chaque auteure féministe qu’il m’a été donné de lire me semble avoir des points de vue intéressants sur la condition des femmes. Il y a assurément certaines luttes féministes pour lesquelles j’ai une admiration féroce. Par exemple, le mouvement par lequel a culminé le féminisme de la première vague, les Sufragettes, est pour moi l’un des plus beaux exemples de luttes sociales contemporaines, aux côtés du mouvement pour les droits civiques des Noirs dans les années soixante. J’ai un petit côté romantique, et la quête de libertés civiles, moi, je trouve ça beau et poétique. Mais il y a beaucoup de postulats du féminisme auxquels je n’adhère pas non plus. Les deux grandes conclusions du Deuxième Sexe par exemple, qui supposent qu’une femme ne peut être libre que si elle est indépendante financièrement et libre des devoirs liés à la maternité, me semblent fortement éculées. Les écrits de Andrea Dworkin me terrorisent tout autant que les Feminist Sex Wars qui s’ensuivirent. En bref, je ne suis ni proche, ni éloignée du féminisme, mais je suis assurément fascinée par celui-ci.

À l’opposé de ma neutralité envers le féminisme, j’ai un respect immense et presque fanatique pour la liberté de choix de tout un chacun. Je ne crois pas à l’existence des fameux « diktats » de la mode, même si j’adore les robes vintage de Pin Up Couture, les souliers avec des talons beaucoup trop hauts pour pouvoir faire autre chose qu’être debout et sourire quand on les a aux pieds et que mes couleurs préférées sont des teintes de vernis à ongles. Je me fais un devoir de rappeler à l’ordre n’importe laquelle de mes connaissances qui ose commencer une phrase par le regard des autres çi… et le tout le monde ça… Je ne supporte pas l’idée que des gens aient l’impression d’obéir à une sorte d’ordre social plus grand qu’eux qui dictent leurs conduites ou leur idéal alors qu’ils ont le pouvoir de choisir de faire ce qu’ils veulent. Je suis plutôt du côté de la rationalité et de la pragmatique. Donc, l’existence même d’une Journée sans maquillage, telle que celle parrainée par Canal Vie, me semble ridicule. Je suis assez d’accord avec Hugo Dumas quand il qualifie de quelque peu schizophrénique le fait que les médias qui normalement vantent les mérites des produits de beauté profitent de cette initiative pour faire le contraire de ce qu’ils font d’habitude. Je pense qu’ici, schizophrénique peut être vu comme un euphémisme pour le mot hypocrisie, qui est le premier qui m’est venu en tête. Vraiment, je pense qu’il y a quelque chose d’obscène dans le fait que plein de femmes se démaquillent en public comme s’il s’agissait là d’un exploit, et qu’on vient ensuite dire aux femmes qu’elles doivent se sentir belles au naturel. On assiste là, à mon avis, à la plus belle dérive du féminisme des années 2000. Exit le Girl Power ! Ce qu’on veut, maintenant, c’est la liberté d’être ce que nous sommes !

Euh, attendez… la liberté d’être ? Mais on l’a. On l’a toujours eu. On a toujours le choix de faire ou ne pas faire quelque chose, et on a encore plus le choix de se soucier ou non de ce qu’en penseront les gens qui nous côtoient au quotidien. C’est d’ailleurs la peur du regard de l’autre qui est le véritable problème des femmes, et pas le maquillage. C’est plutôt en glorifiant le courage que vous avez de montrer votre visage démaquillé que vous faites naître l’impression que le maquillage est une norme sociale. C’est en faisant tout un raffut pour montrer qu’il est possible de faire ses activités quotidiennes au naturel que vous laissez entendre que c’est normalement impossible. Bref: c’est l’existence même de la Journée sans maquillage qui laisse croire que le maquillage est en fait une norme, une forme d’oppression de la femme. Et honnêtement, je suis vraiment contre l’idée qu’on fasse croire à des femmes, jeunes ou non, que le démaquillage est un fait d’armes. C’est, à mon avis, la meilleure façon de faire germer l’idée que le maquillage est un devoir. J’en reviens à ma sacro-sainte liberté de choix: tu aimes te maquiller, tu te trouves belle quand tu l’es ? Maquille-toi. Tu aimes être au naturel, et tu trouves que cela te va bien ? Ne te maquille pas. Simple comme un et deux font trois.

Reste donc la peur du regard de l’autre. Elle est manifeste, et pas seulement pour les femmes. Et c’est normal. Même moi qui déteste me conformer au regard des autres, il m’arrive de me sentir jugée et d’en souffrir. Entre femmes, le jugement peut parfois être sévère et pernicieux. Récemment, quelqu’un a mis un de mes mouvements d’humeur, pourtant légitime, sur le compte d’un potentiel SPM. Cette remarque, qui n’aurait pas été très bien accueillie de la part d’un homme, m’a tout simplement sidérée de la part d’une femme. Vraiment ? Une femme en proie à une déception et à un agacement ne peut qu’être une femme dont la conduite est régie par ses hormones ? Ce genre de jugement, peu importe de qui il émane, est déplorable.

Déplorable, certes. Mais pas autant que la remarque de Christine St-Pierre, ministre québécoise de la condition féminine, dans le documentaire Démasquées… les beautés!, qui lancera les activités de la Journée sans maquillage sur Canal Vie. L’Honorable Christine St-Pierre, donc, nous dit: « Moi, si je vois une femme qui n’est pas maquillée, ça me dérange. Des fois, je vais même me passer la réflexion: vraiment, elle pourrait se mettre un peu de rouge à lèvres. C’est comme s’il manquait quelque chose. Je sais que c’est terrible ce que je dis là, parce que je suis ministre de la Condition féminine. » Je relis la citation, et je ne peux m’empêcher de pousser un soupir d’incrédulité. Je ne suis pas féministe, certes, mais on n’a pas mieux pour représenter la condition des femmes au Québec ? Quelqu’un qui pourrait au moins supporter de voir ses consoeurs féminines s’assumer comme elles sont ? Une amie, confrontée à cette brillante remarque de la Ministre, a fait la réflexion suivante: « Quand tu pars pour finir une phrase en disant que c’est terrible de dire une telle chose compte tenu de ta position, c’est un méchant bon indice que tu devrais te la fermer. »

Sais-tu Jacynthe, je suis on ne peut plus d’accord avec toi.