Nancy Huston : La fin de l'innocence
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Nancy Huston : La fin de l’innocence

Deux ans après l’acclamé Instruments des ténèbres, NANCY HUSTON est de retour avec un roman troublant: L’Empreinte de l’ange, une histoire de lucidité et d’aveuglement, qui a un pied dans la petite histoire et l’autre dans la grande. Entre l’ombre et la lumière.

Il ne faut surtout pas se laisser berner par le côté tendre de la couverture saumon, ornée d’un dessin séraphique, de son nouveau roman, L’Empreinte de l’ange. Avec Nancy Huston, qui possède une intelligence aiguë des choses de l’ombre, même les belles histoires d’amour ne peuvent baigner dans l’eau de rose. L’écrivaine canadienne nous offre là un autre roman fort, une histoire lumineuse et terrible, dont l’apparente simplicité fait d’autant mieux transparaître la gravité de fond.

Une histoire qui lui est tombée dessus, à la manière d’un cadeau du ciel. «J’ai la chance, de plus en plus, d’être "attaquée" par des personnages, raconte Nancy Huston. J’ai eu une image très forte, très concrète d’un événement dans le livre. Et, à partir de là, ça s’est élaboré tout seul, à une vitesse terrifiante. J’étais la première surprise de me retrouver confrontée à la question de l’Algérie, dont je connaissais peu de choses. Mais j’ai toujours été fascinée par les enchaînements de cause à effet. Et nos analyses des événements politiques sont toujours tellement myopes! On est là, enfermé dans le moment, à pointer des doigts accusateurs. Et on ne voit pas notre propre aveuglement, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. L’intelligence rétrospective est presque la seule qu’on ait jamais (rire).»
L’Empreinte de l’ange débute en 1957, dans un Paris secoué par les prémisses de la guerre d’Algérie, un événement qui se déclare clairement dans les traces mal cicatrisées de la Deuxième Guerre mondiale. Saffie, une jeune Allemande traumatisée jusqu’à l’absence, s’engage comme bonne chez Raphaël, un flûtiste qui s’en amourache illico, l’épouse et lui fait un fils, dont elle s’occupe avec une indifférence maladroite. Il faudra András, un luthier… juif hongrois, et l’amour fou, pour réveiller Saffie.

«Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment trois êtres, encore enfants pendant la Seconde Guerre, allaient réagir ou pas, comprendre ou pas ce qui se passait en Algérie, 15 ans plus tard. Mais ce n’est pas un livre qui donne des leçons. Je me suis sentie extrêmement attendrie par l’humanité en l’écrivant. Si le romancier se met à la place de Dieu, j’étais une sorte de Dieu éploré de voir qu’on est toujours dans la bêtise, l’erreur, le mensonge à soi et aux autres. Ici, même dans la petite histoire, on est train de se rater, de se tromper. On ne peut pas vivre des histoires d’amour pur. C’est toujours un peu corrompu par notre enfance, par nos problèmes psychologiques.»

Car, constate Nancy Huston, l’amour ne peut pas nous sauver de nous-mêmes. «Je sais que ça semble un livre pessimiste. Je crois que le grand signe d’espoir, en fait, c’est cette complicité entre l’auteur et le lecteur. Cette présence, parce que c’est là que nous sommes à notre mieux, peut-être: quand nous sommes dans une ouvre d’art, en train d’essayer de comprendre les autres. Dans la vie quotidienne, nous sommes tellement obnubilés par nous-mêmes que nous n’y arrivons pas.»

La conscience et l’indifférence
«De quoi a-t-on le droit de se foutre?»: telle est la ??question fondamentale du roman. «Qu’est-ce qui nous concerne?, ajoute Nancy Huston. Est-ce qu’on a le droit d’être complètement indifférent à tout? On pourrait aussi poser cette question comme quelqu’un l’a fait à Jésus: "Qui est mon prochain?" Au fond, je profite du genre romanesque pour attirer les gens dans une identification avec une souffrance qui n’a rien à voir avec eux. Je veux que le lecteur soit conscient qu’il est en train de ressentir des émotions fortes à propos d’êtres imaginaires, et qu’il se pose donc la question: comment se fait-il que je souffre avec ces êtres imaginaires, alors que j’ai tellement de mal à m’intéresser aux problèmes de mon voisin de pa?lier? (rire)»

A la fois intime et politique, l’aveuglement prend ici différentes formes. Saffie, hantée par les sévices subis dans l’Allemagne bombardée et occupée, voudrait bien ne rien voir du monde, ne même plus entendre le mot «guerre». Raphaël flotte sur un nuage doré de musique, considérant l’art comme «sa façon de rendre le monde meilleur». Tandis qu’András, marqué par le sort tragique de son peuple, s’engage activement aux côtés du FLN algérien, sans égard à sa barbarie. «Il n’y a pas de bons ni de méchants, seulement différentes façons de se fourrer le doigt dans l’oil, pouffe la romancière. Moi, je me sens assez proche de la déclaration politique de Raphaël, même si c’est un peu élitiste. Par contre, il est complètement inconscient sur d’autres plans.»

Une auteure engagée, Nancy Huston? ?«Ça n’a plus aucun sens pour moi, ce terme-là. Un roman ne peut pas prendre position, et enseigner le bien et le mal. Il ne peut que le problématiser. Si on sait où est le bien et où est le mal, on n’écrit pas de romans, mais des essais religieux… (rire)»

En mettant côte à côte la souffrance des victimes et celle des bourreaux – la douleur des Allemands sous les bombardements, «moins noble» que celle des Juifs -, l’auteure montre qu’on n’a jamais qu’une compréhension partielle et partiale des faits. ??«Il faut une certaine distance, mais pas trop grande, pour essayer de comprendre un événement historique. Et c’est pour ça que je suis toujours ébahie par le ton tonitruant des analyses politiques dans les journaux; les gens tellement sûrs d’eux, arrogants: "voilà ce qui se passe au Kosovo", etc.»

L’Empreinte de l’ange jouit justement d’une certaine distance, via une narration à vol d’oiseau – ou d’ange – qui fait des plongées dans l’histoire, puis s’en retire en zoom out, introduisant une conscience contemporaine. A cause de ce jeu narratif, il flotte sur le roman, malgré la dureté des enjeux, une sorte de légèreté, une douce ironie, même. «Je voulais que les frontières du livre soient perméables; que le lecteur se sente presque comme un personnage du roman, et en même temps, en lèvant la tête, qu’il voie que c’est ça le monde, que le livre est un petit fragment du monde.»

Brillamment, et de façon assez perverse, Nancy Huston rend le lecteur complice du drame qui se déroule sous ses yeux. «Puisque je discute avec lui, que je l’associe au développement de l’histoire, il devrait se sentir un peu coupable d’avoir voulu l’éclosion et la continuation de cette histoire d’amour, à la fin. Je crois qu’on quitte tous l’innocence très, très tôt.»

Dernier regard des circonvolutions narratives, de la charpente complexe d’Instruments des ténèbres, ce roman, porté par une écriture lumineuse, apparaît d’une grande simplicité. Une limpidité à laquelle Huston aspirait. ?«J’avais envie d’être dans une histoire où moi-même, pas seulement le lecteur, serais happée du début jusqu’à la fin. L’écriture m’a tenue en haleine. Je crois que je fais de plus en plus confiance aux histoires elles-mêmes, aux personnages.»

En fait, l’écriture y est très cinématographique. Pas étonnant: le septième art fait les yeux doux à l’auteure-vedette, qui vient tout juste d’achever le tournage d’Emporte-moi, de Léa Pool, dans lequel elle joue un petit rôle, en plus d’avoir collaboré au scénario. (D’ailleurs, un producteur s’intéresse sérieusement à L’Empreinte…) On verra peut-être aussi Voleur de vie, dont elle a cosigné le scénario, avec le réalisateur Yves Angelo.

L’écriture romanesque peut attendre, Huston souffrant toujours d’un passage à vide d’une année, après l’accouchement d’un livre. Et, souvent, d’une grosse dépression post partum. «Et c’est là-dedans que naît le roman suivant. Quand je touche le fond. Comme un scaphandrier, il faut aller jusqu’au fond de la mer pour en ramener des choses, et ça fait mal. Il faut juste croire, quand on est au fond, qu’on va quand même remonter. Et maintenant, je commence à y croire.»

«Et c’est très important d’écrire dans ces moments-là, où on pense n’avoir rien à dire. Je ne dis pas que L’Empreinte de l’ange soit un exemple de roman joyeux (rire), mais parmi ses images les plus fortes, il y a des choses que j’ai presque dû me forcer à noter, au lieu de juste les subir. Que le malheur se transforme en bonheur de création, c’est un des miracles de la vie, pour moi.» Qu’on se le dise: pour son prochain roman, Nancy Huston songe à s’essayer à la comédie…

L’Empreinte de l’ange
Éd. Actes Sud / Leméac, 1998, 328 p.