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Immobile : Trous de mémoire

Comme des étrangères, au monde et à elles-mêmes, les héroïnes de Ying Chen vivent en apesanteur entre deux univers: l’Orient et l’Occident, le passé et le présent, et même, dans L’Ingratitude, entre la vie et la mort. En ce sens, Immobile, le dernier-né de l’écrivain québécoise, s’inscrit dans la continuité directe de ce précédent roman, où il était déjà question de réincarnation (même qu’une phrase nous y rattache: «Je me souviens que, pendant l’une de mes existences, je me suis tuée pour une mère.»). L’héroïne d’Immobile flotte, elle aussi, un peu en dehors de la vie, en position de retrait par rapport à la marche du monde, perdue dans les limbes du temps.

Cette fois en effet, l’exil, thème lancinant de l’ouvre de Ying chen, est temporel. La narratrice est une jeune femme dont la mémoire trop chargée empoisonne l’existence: orpheline sans passé, sans origines précises dans cette incarnation-ci, elle traîne le souvenir encombrant d’une vie antérieure où, ancienne chanteuse d’opéra devenue la troisième épouse d’un prince en disgrâce, elle causera la perte de son serviteur et amant, le dévoué S… Écartelée entre deux époques, cherchant à expier sa faute, elle ne parvient pas à se fixer dans l’ici et maintenant: «mon véritable problème réside dans une continuelle insatisfaction quant à ma vie précédente, laquelle me ramène sans appui dans le monde actuel, me replonge en vain dans une mer à jamais étrangère et pourtant familière, où aujourd’hui comme hier je confonds les courants, le corps suspendu et attaqué de toutes parts».

Le roman voguera donc entre ce passé incertain et le présent tout infiltré de réminiscences, que l’héroïne d’Immobile partage avec un mari archéologue – et donc sceptique -, qui fera tout pour la guérir de cette conviction, mais qu’elle entraînera plutôt dans son gouffre existentiel. Cette origine qu’elle invente peut-être pour se forger une identité, «remplir son néant». «J’ai perçu le grand mensonge que fabrique la machine de l’histoire. L’illusion collective. Tout le monde vient du vide et personne ne s’en souvient.»

Abolissant en quelque sorte le temps, Immobile traite de la mémoire, de la persistance du passé dans le présent, du caractère répétitif de l’histoire, de l’incapacité de vivre pleinement au présent, de l’inadaptation au monde et, comme dans L’Ingratitude (Leméac / Actes Sud, 95), des rapports de pouvoir, d’obéissance et de domination qui vicient les relations humaines, même amoureuses.

Avec ce quatrième roman, la talentueuse auteure a voulu, semble-t-il, aborder le thème de l’éternité. Vaste sujet. Trop vaste, peut-être, puisque l’ouvre nous échappe, malgré la qualité soutenue de l’écriture. Comme si elle souffrait du caractère évanescent du thème, du manque de poids réel de la narratrice, qui se débat «dans l’illimité et l’informe», entre un passé d’épouse délaissée qui s’ennuyait dans son palais et une vie présente où rien ne retient vraiment son attention. Baignant dans le flou – imprécision délibérée des lieux, des noms des personnages -, ce livre arraché à la quotidienneté semble pareillement prisonnier de ce flottement sans ancrage concret.

L’Ingratitude, ouvre très forte, se ramenait aussi à un «essentiel» dépouillé. Mais là où cet étonnant roman déployait son thème avec une rigueur absolue, et sur un fond de dureté implacable, on sent moins la nécessité intérieure sous les pages d’Immobile.

Les belles phrases s’enchaînent, certaines très justes; mais l’ensemble nous file entre les doigts. Persiste surtout, de ce jeu d’aller et retour entre le passé et le présent, une impression pesante d’immobilisme. Boréal, 1998, 156 p.