Une poignée de gens : Sa vie est un roman
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Une poignée de gens : Sa vie est un roman

Certaines personnes ont une vie si romanesque qu’il est fatal qu’un jour elles se fassent écrivains. Ainsi d’Anne Wiazemsky, dont l’ouvre, essentiellement autobiographique, compte à présent six romans. Après avoir exploré sa mémoire française, l’auteure de Mon beau navire et d’Hymnes à l’amour (Gallimard, 1989 et 1996) recrée avec brio, dans Une poignée de gens, des origines russes qu’elle avait oubliées. Une ambiance, une précision dans le détail; une reconstitution historique plus vraie que nature, émouvante en ce qu’elle montre la fin d’un monde, celui de la Russie tsariste, vue de l’intérieur.

Petite-fille de François Mauriac par sa mère, la romancière eut pour père un prince russe en exil, Yvan Wiazemsky, mort durant l’adolescence de l’auteure. Bien intégré en France, il ne lui avait jamais parlé de la Russie… Née à Berlin, elle est arrivée à la littérature après une carrière d’actrice, a tourné vingt films, dont La Chinoise de Jean-Luc Godard, qui fut son mari, et a joué dans une douzaine de pièces au théâtre. Comme l’héroïne de son roman, elle eut un jour des révélations par un oncle, et fit un pèlerinage en Russie, où rien ne subsistait d’un passé rayé par l’Histoire.

La narratrice, Marie Belgorodsky, 40 ans, est française depuis toujours malgré son patronyme. En 1994, elle reçoit une lettre d’un historien de Moscou, cousin d’une grand-tante, la princesse Nathalie Belgorodsky, décédée aux États-Unis en 1986… et dont elle n’a jamais entendu parler. Il vient à Paris et désire la rencontrer pour lui parler du journal du mari de la princesse, assassiné en 1917: le Livre des destins raconte les dernières années de Baïgora, la riche propriété de la famille. D’abord agacée, Marie accepte de rencontrer l’inconnu et sera happée par une histoire à laquelle elle ne peut se soustraire.

C’est une vie insouciante qu’elle raconte au début, celle d’une famille heureuse qui possède tout: de grandes prairies où s’entraînent ses chevaux de course, des jardins, un enclos pour les biches, un étang à grenouilles, des arbres fruitiers; sans oublier le manoir, ses salons, sa cave à vin, où des dizaines de domestiques sont engagés. Le père du prince Belgorodsky a fait construire un hôpital, une école, une église sur ses terres. D’esprit ouvert, progressiste, le fils, Adichka, qui a repris les rênes de la petite communauté, est aimé des paysans à qui il fournit du travail. Il sera pourtant la première victime du désastre qui s’annonce.

Nathalie, sa jeune femme, lui est unie par un amour infaillible. Confinée à son rôle de femme, elle se soucie peu de politique, passe des heures à son piano ou dans la roseraie. Il y a aussi des jalousies, des rancours dans la famille. Et puis, c’est la guerre: 1916, les Allemands et les Autrichiens avancent sur la Russie et ça fait l’affaire des bolcheviks, qui répandent leurs idées. Des agitateurs rôdent autour de Baïgora, dans sa campagne pourtant éloignée de la capitale. Qui sont-ils?

Lentement, la violence envahit ce petit univers qui se disloque. Des actes insensés, les biches égorgées, le pillage, une population saoule de vin précieux fait un procès bidon à ses maîtres: la Révolution est en marche. Quatre-vingts ans plus tard, difficile de ne pas être touché par le récit d’Anne Wiazemsky. Le bonheur paisible, comme ce qui y a mis fin, ont été effacés. Reste la mémoire restituée par l’écriture. Éd. Gallimard, 1998, 245 p.