Des cyberpaumés : La marge du siècle
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Des cyberpaumés : La marge du siècle

Nouveau venu sur la scène littéraire, ANDRÉ SAVARD évoque les non-sens d’un monde partagé entre le réel et le virtuel.

L’un est un peintre qui n’expose que pour lui-même, l’autre est un poète qui se veut maudit mais qui est surtout parfaitement inconnu. Les deux traînent leurs baskets en marge des convenances et forment un tandem de cyberpaumés de première catégorie. Pas méchants, Frédéric et son pote, juste un peu out. Out des réseaux professionnels respectables, out du schéma métro-boulot-séance-internet-dodo, out d’à peu près tout ce qui fait l’envers d’une vie de paumé.

Des cyberpaumés, c’est le premier roman signé André Savard. Un roman bien de son temps, aussi éparpillé que la vie d’un jeune en 1998. Le copain de Frédéric – dont l’auteur taira le nom – fait office de narrateur et nous présente deux adolescents d’une trentaine d’années qui ne revendiquent toujours pas leur place dans les rouages de la société. A l’ère des hautes technologies, eux n’ont de passion que pour la plume et le pinceau. Entre deux emplois de survie (boy d’hôtel, employé d’un magasin à rayons), nos deux paumés végètent mais n’en ont pas moins des préoccupations existentielles. Frédéric, le post-punk allumé, suscite l’intérêt du narrateur par la ferveur de sa démarche anarchiste. Une démarche individualiste, toutefois: «Il dit que ce n’est pas pour les propager qu’il nourrit des idéaux anarchistes. Un homme peut penser tout ce qu’il veut sans égard pour la société, s’il sait que celle-ci ne représente ni principes, ni moralité.»

André Savard est un adepte de la forme au service du contenu. Légitime, mais avec Des cyberpaumés, le principe est exploité au point où l’on se demande s’il n’y a pas fusion, peut-être confusion des deux. Tout l’effort de l’auteur est d’évoquer la dérive, physique comme intellectuelle, de ses protagonistes. Aussi se garde-t-il bien de tricoter son roman le long d’un fil conducteur: le portrait consiste en une longue suite de digressions, comme autant de trips aussi intenses qu’inachevés. Savard veut tellement donner à son roman la même orientation qu’à ses deux paumés – c’est-à-dire aucune – que le récit va dans tous les sens à la fois. Efficacité stylistique? Accordé. Seulement voilà: on zigzague d’une réflexion débridée sur la politique canadienne et les travers de Pierre Elliot Trudeau à une critique très sommaire de la hiérarchie des grandes entreprises, en passant par les élucubrations d’une bande d’illuminés très appliqués à dérouler le tapis rouge aux extraterrestres. Pas toujours évident, je vous jure. Et quelquefois somnifère, entre nous.

Si direction il y a, elle conduit à une certaine recherche spirituelle. Il fallait s’y attendre: n’est- ce pas là l’antidote par excellence, en cette fin de millénaire, à tous les maux d’une société malade? Frédéric va bientôt adhérer à «l’organisation adventiste pour un nouveau sens de la réalité», une secte à saveur raëlienne qui prépare l’arrivée des petits bonhommes verts. Bertha Armstrong, gourou des adventistes, élabore une doctrine qui, en plus de lui ouvrir les portes de mondes nouveaux et harmonieux, confirme Frédéric dans sa conception de la société actuelle et de son avenir: «Il ne faut pas croire que les civilisations du futur seront le paradis de l’intelligence. […] Le capitalisme sauvage sera à l’échelle du cosmos et les lignes commerciales de téléportation seront intergalactiques. On se sentira très seuls et on se masturbera encore plus souvent que maintenant.» Cela dit, la secte n’a pas encore tourné le dos au futur terrien et compte beaucoup sur son site web pour convertir de nouveaux adeptes…

En recollant les morceaux, on verra dans ce livre une critique sociale originale et, finalement, une belle histoire d’amitié. Les deux comparses, à travers leurs errances métaphysiques, maintiennent en effet les liens d’une amitié vraie, sans concession. Comme un dernier rempart au non-sens du monde.

Des cyberpaumés,
d’André Savard

Éditions de l’Hexagone
1998, 234 pages